On l’avait laissé sur une envolée lyrique comme il les aime lors de l’annonce de l’appel à projet Tech4Good ; NeoTech l’a retrouvé dans son bureau du gouvernement afin d’échanger sur sa vision de la transformation numérique de l’administration et, plus globalement, de la Nouvelle-Calédonie ; au menu de ces échanges, intrapreneuriat, “recherche-action” et innovation mais surtout une ambition : redonner aux peuples îliens du Pacifique l’opportunité de naviguer sur l’océan numérique. Interview d’un homme pour qui l’avenir des Calédoniens passe par l’entrepreneuriat et la redécouverte de leurs racines d’explotateurs.

Vaimu’a vous salue bien bas ! © NeoTech

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Bonjour Vaimu’a ; peux-tu présenter à nos lecteurs tes fonctions au sein du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et les attributions « numériques » dont vous êtes en charge ?  

Bonjour NeoTech ! J’ai la charge de la transition numérique de l’administration, de la modernisation de l’action et de la fonction publiques et du développement de l’innovation technologique, un secteur que j’ai demandé à créer : c’est pour moi l’un des vecteurs qui va nous permettre de sublimer nos contraintes insulaires car, qui dit “contraintes”, dit “imagination”, dit “créativité” afin de trouver des solutions !  

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Parlons un peu de ta vision de l’innovation Vaimu’a, si tu veux bien ?  

Lorsque j’exerçais mes fonctions au sein du 16e Gouvernement, je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas tant de “numérique” que d’innovation » car elle est tout aussi transversale : elle peut être numérique, scientifique, organisationnelle mais elle est surtout un élément stimulateur de l’écosystème tout entier. L’innovation n’appartient pas qu’à un secteur, elle irrigue en réalité tous les autres : l’économie numérique, bien sûr ou l’économie tout court, les services, mais aussi le développement durable, la R&D…  

En revanche, à mes yeux, lorsqu’on parle spécifiquement “d’innovation technologique”, ça ne renvoie pas à l’image du “chercheur qui cherche” mais à celle du “chercheur qui trouve”, c’est-à-dire que l’idée, qui se transforme ensuite en projet innovant, doit être renforcée par un business model sérieux et être viable économiquement. 

J’aime chercher pour trouver ; j’ai, par le passé, dans mes anciennes fonctions professionnelles, collaboré à de nombreuses reprises avec des chercheurs et des ingénieurs et experts en matériaux dans les domaines de l’archéologie sous-marine notamment et dans la conservation des biens culturels etc. et je me suis rendu compte que la recherche a une réelle valeur ajoutée sur un temps long mais rarement sur un temps court.  Aussi, ce qui me paraît intéressant, c’est de développer ici la  “recherche action”, un terme qui pourrait définir également ma vision de l’innovation technologique. Il faut des applications concrètes, qui fonctionnent dans le “monde réel” imminent et qui permettent d’engranger des “quick wins”, quel que soit le secteur concerné.  

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Quelle serait ta définition personnelle de la « transformation numérique » de l’administration ?  

C’est aussi un secteur que j’ai demandé à créer au sein du 16e gouvernement car on ne peut pas parler d’économie numérique sans parler de transformation numérique de l’administration. La survie d’une administration dépend d’une économie saine : c’est un cercle vertueux systémique. En Calédonie, on le ressent encore plus qu’ailleurs ; notre administration a longtemps développé une culture de la dépendance et, pour changer ces vieilles habitudes, c’est toujours difficile… La transformation numérique de l’administration est, avant tout, une problématique organisationnelle.  

Vaimu'a Muliava
Et bim, un logo qui surfe sur l’océan numérique ! © GNC

Tous ceux qui travaillent sur des systèmes d’information savent que ces systèmes ne représentent pas des solutions toutes faites mais qu’en revanche, ce sont eux qui nous poussent à nous réinterroger sur le sens de ce qu’on fait. Dans notre cas, en revoyant notre “supply chain”, nous cherchons à réorienter l’administration vers une logique de résultat, vers une logique de satisfaction de l’usager : c’est ce virage que j’aimerais donner à notre administration afin d’inscrire la Nouvelle-Calédonie dans son époque. Une époque “digitale”, un “océan numérique” sur lequel on doit surfer au lieu d’être submergé par ses vagues successives. La transformation numérique de l’administration, c’est donc ça : apprendre à se remettre en question à travers des objectifs SMART – spécifiques, mesurables, atteignables, réalisables et liés à une temporalité de contexte politique, économique et sociale. 

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Quelles ont été les principales mesures prises à ce sujet au cours des dernières années ?  

A l’instar du secteur privé, il a d’abord fallu structurer et réorganiser notre administration autour d’infrastructures numériques viables. Nous avions une cellule économie numérique et une direction technique des services informatiques ; il a donc fallu réfléchir à des stratégies organisationnelles et opérationnelles pour accompagner le changement. C’est ainsi que nous avons créé la DINUM, que nous avons remotivé les équipes de la cellule économie numérique et les équipes de la DTSI et séparé leurs zones d’action et d’intervention. Unifier, réorganiser et regrouper tout le monde autour d’une vision commune, c’était notre premier objectif, aujourd’hui atteint. De manière concomitante, on a, avec Christopher Gyges, redonné du sens au Conseil du Numérique en le réorganisant et en le renommant Copil Numérique pour se mettre en mouvement. Puis avec Yoann LECOURIEUX, président du CA de l’OPT, on a réajusté la course de l’établissement qui s’est doté d’un plan stratégique de réorganisation. 

Vaimu'a Muliava
Vaimu’a et Christopher prennent leurs aises à la Station N © GNC

Ensuite, en interne au gouvernement, j’ai mis en place avec le concours des équipes un plan de transformation numérique qui tourne autour de cinq leviers organisationnels : juridique, processus, services aux usagers, technologique et managérial. Chacun de ces leviers est mis en place pour pousser l’administration à servir, à la fois l’usager, mais également l’économie du territoire. Au rayon des actions menées, je peux citer l’adoption d’une délibération relative à l’administration numérique qui a permis l’usage de la signature électronique, le déploiement d’une solution numérique collaborative, l’adoption de la suite Google, donnant accès à une adresse mail, à un drive etc. ou encore la mise en ligne de télé-services comme « NC Connect », par exemple. Bref, nous avons débuté la phase de dématérialisation de l’administration.  

En parallèle, nous avons stimulé nos agents sur les réponses aux appels à projet ; ils ont été invités à candidater aux appels à projet de la DINUM de métropole autour de nos sujets et on leur a expliqué qu’il fallait changer de paradigme car les crédits diminuent année après année. Pour ce faire, j’essaie d’impulser au sein de nos équipes l’esprit d’intrapreneuriat. Il faut essayer de faire naître cette culture de l’appel à projet pour devenir ensuite intrapreneur. J’ajoute à cette vision une notion de marketing et de réseau : lorsqu’ils répondent à un appel à projet, il faut qu’ils aient le réflexe d’aller rencontrer les interlocuteurs concernés, qu’ils se connectent, qu’ils se réseautent etc. Pour un milieu insulaire tel que le nôtre, c’est la base !  

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Et pour les Calédoniens, ça veut dire quoi la “transformation numérique” ?  

On a tendance à oublier que nous habitons dans l’océan Pacifique qui représente un tiers de la planète, dont la majeure partie est recouverte d’eau salée. Les éléments nécessaires à toute survie, de l’eau douce et un morceau de terre, sont rares dans un tel environnement ! Vous le voyez bien, la vie sur une île est, par définition, un challenge ! Si après 3 500 ans, les Océaniens sont toujours en vie, c’est que nos anciens ont développé un mode de fonctionnement qui est basé certes sur la solidarité mais également sur l’audace, l’entrepreneuriat et la nécessité de découvrir “l’ailleurs” ; je dis “nécessité” et pas “envie” parce que si tu restes sur ton île, tu meurs de consanguinité physique et mentale.  

Vaimu'a Muliava
Salle de la station N © GNC

Nous avons toujours été des navigateurs, explorateurs qui allons chercher “l’autre” : notre capacité à partir et à accueillir sont donc millénaires. Lorsqu’on sait ça, plus de grandes théories politiques ou philosophiques, on sait que nos vies dépendent de notre capacité à “se réseauter” dans des systèmes d’interdépendance complexes qui façonnent notre identité : déracinement, altérité etc… On doit être conscient qu’on ne peut pas vivre seul. Il faut l’accepter, le digérer et se redécouvrir ! 

Mon objectif sur le court, moyen et long terme, c’est que les gens éloignés de la vie économique et du monde d’aujourd’hui, dans les villages, tribus et quartiers se saisissent de ces opportunités car, par essence, nous sommes tous arrivés par la mer, donc audacieux, donc entrepreneurs. Tout ça est déjà inscrit dans notre ADN : à nous de nous approprier ce nouveau monde !  

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Quels sont vos objectifs pour 2022 ?  

Parlons “data” ! Je n’ai jamais vu un pays avec si peu de données à disposition… Pour bâtir une politique publique, il faut pourtant, en partie, se reposer sur ces données mais notre pays est tout le temps en chantier ! Tout le monde crée des choses dans son coin et cela génère des redondances qui sont, à moyen terme, négatives pour le territoire. Nous avons constamment été en mode chantier, il est temps de passer en mode gestion, exploitation, rationalisation, performance. Ce n’est plus une option, c’est une urgence ! 

Côté institutions, c’est pareil : une commune se prend pour une province qui se prend elle-même pour le gouvernement qui se prend pour l’État ! Lorsqu’on passe son temps à créer, il n’y a pas de temps pour gérer, organiser, étudier, mesurer… Je sais que les gens ont peur de cette histoire de données, que nombre d’acteurs appréhendent les décisions futures, mais je crois que cette période d’incertitude nous offre l’opportunité de “se poser”, d’arrêter le temps pour penser nos politiques publiques afin de créer une société moins clivante, plus liée, en donnant une corporalité à la notion de “destin commun” par le “faire commun”. Pour construire tout ça, il faut disposer de données intelligibles et intelligentes qui permettent de corriger ce qui n’a pas marché et d’identifier ce qui pourrait fonctionner demain. C’est pour cette raison que j’ai initié la démarche d’”Open data” du Gouvernement en 2019.  

Et évidemment, l’innovation ! J’ai tenu à inscrire “l’innovation technologique” dans le cahier des charges de mon poste. A ce sujet, je n’ai aucun mal à travailler avec Christopher GYGÈS car ce sont nos convergences, plutôt que nos divergences, qui m’intéressent : à travers notre collaboration renouvelée dans le 17e gouvernement, c’est aussi cet exemple que nous souhaitons donner et nous obtenons d’ailleurs de bons résultats. Nous nous inscrivons dans une trajectoire avec des “quick win” qui permet d’avancer ensemble vers un objectif global : doter le secteur privé et l’administration d’outils numériques et technologiques efficients tout en transformant les organisations, en partie grâce à la culture de l’innovation.  

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En quoi la crise sanitaire est-elle, d’une certaine manière, un accélérateur de cette transition numérique ? 

La crise sanitaire touche tout le monde rudement mais elle représente également une opportunité. Cette crise nous a interrogé sur notre capacité à piloter cette situation particulière et poussée, avec le 16e Gouvernement, à trouver des solutions, à collaborer entre membres du gouvernement pour que toutes nos directions impliquées travaillent comme un « laboratoire d’innovation ».  

DINUM, DASS, DRHFPNC, DBAF, DAPM, DAJ (…) ont ainsi collaboré pour identifier et développer conjointement des outils numériques et technologiques d’aide à la décision collégiale. C’est une forme de transformation numérique par l’outil. Cette crise sanitaire nous a appris qu’il était possible d’arrêter de travailler en silos. Nous n’aurions jamais avancé à une telle vitesse sur le télétravail, sur le e-commerce, sur les plateformes numériques liées au COVID ou même sur la data sans cette crise !  

Je crois également qu’elle nous a aidé à optimiser les relations et les partenariats « public / privé » ; j’en parlais avec Christopher : la finalité de tout ce qu’on fait, c’est le partenariat “public / privé”. C’est le futur, ce sont les deux jambes de notre économie et il faut apprendre à travailler ensemble et à se compléter. Nous sommes les détenteurs de la solidarité fiscale et nous devons, à ce titre, être performants pour les particuliers bien sûr, mais également pour les entreprises ; aujourd’hui, chez nos agents, il faut cultiver à la fois le sens du service public et le sens de l’intrapreneuriat. On doit accompagner le développement du secteur privé avec une culture interne du résultat et un pilotage dynamique en “test and learn” qui nous permet de fonctionner en mode startup et de nous adapter aux différentes contraintes qui nous sont opposées.  

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On vous a vu récemment porter l’appel à projet « Tech4good » en compagnie de C. Gygès et T. Santa et vous étendre sur le rôle des entrepreneurs modernes ; qui sont-ils pour vous et pourquoi sont-ils importants pour le développement du territoire ?  

Je me répète mais on vit sur une île ! On parle de diversification économique, du “tout-nickel”, du “tout-BTP” mais on ne va pas continuer comme ça et finir comme Nauru ! La diversification économique passe évidemment par la transition écologique etc. mais elle passe surtout par le développement des TPE et la création d’une valeur associée à ces petites entreprises locales. Il faut dire aux Calédoniens : “vous êtes capables et on va vous accompagner” ! On a créé le statut des JEI (Jeune Entreprise Innovante), développé les zones franches, construit la Station N etc. et, désormais, il faut aller chercher les gens, qu’ils créent leur propre métier, réveiller leur sens de l’entrepreneuriat car je n’aime pas l’assistanat, et je crois que personne n’aime ça !  

Mon autre objectif, c’est d’accompagner nos jeunes à exprimer leur créativité, à entreprendre comme c’est le cas d’une jeune étudiante de l’EGC, Fanny Nosmas, éco-entrepreneuse, qui a créé son bar “healthy” au MK2. Ou encore de Lenka Galiné récemment primée à la Station F pour “Shoppins”. Je veux accompagner la création des “héros”, capables de partir grandir ailleurs et de faire rayonner la Calédonie à l’échelle mondiale, et d’inspirer toute une génération.  

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Et la Station N alors, elle arrive ?  

Oui, oui, la Station N sera bientôt inaugurée ! D’ailleurs, elle représentera une sorte “d’antichambre” qui va nous permettre de rayonner un peu plus à l’international et de faire un peu de marketing territorial ; l’un de nos principaux problèmes ici, c’est le manque d’investisseurs. Pourtant, il y a de l’argent localement mais certaines personnes ne soutiennent pas nos entrepreneurs et préfèrent développer leur propre startup au sein de leur groupe. Nous devons donc aller chercher des investisseurs externes.  

Pour pallier ce manque d’investissements, je mène actuellement des actions pour intégrer la Calédonie au sein de réseaux nationaux et internationaux ; dernier exemple en date, mon entretien avec Daniel HIERSO, le Président d’Outre-Mer Network dont l’organisation est basée à la Station F. Il bénéficie d’un réseau qui permet aux startups de jouir des financements de grands fonds d’investissement spécialisés. C’est dans cette logique de partenariats et de réseautage que la Nouvelle-Calédonie doit désormais s’inscrire.  

Vaimu'a Muliava
La Station N, un futur lieu “totem” pour l’écosystème startup © GNC

J’ai une ambition : je veux qu’en deux ans, nous ayons des “hippocampes” qui s’exportent ! Le marché n’est pas ici, mais à l’extérieur, à l’échelle mondiale et il nous faut absolument des “success story” pour initier le mouvement et prouver qu’une « licorne » calédonienne, c’est possible !  A ce sujet, je soutiens totalement Testeum qui a initié la première levée de fonds chez nous !

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Lors d’une « récente » conférence de presse, vous avez prononcé un discours émouvant à l’adresse des Calédoniens, les invoquant à prendre soin les uns des autres ; à travers cette interview, pouvez-vous partager une dernière envolée lyrique avec nos lecteurs ?  

D’abord, je voudrais saluer votre travail et ce n’est pas pour vous lancer des fleurs ! NeoTech est un média qui concourt à tout ce que nous faisons : vous donnez de la visibilité à nos acteurs de l’écosystème, ceux qui font, mais également aux politiques. Il y a peu de temps, je me disais : “on fait toutes ces choses autour du numérique mais qui va pouvoir les relayer à l’extérieur au-delà de notre lagon, les expliquer aux Calédoniens et les analyser avec un regard neutre ?”. Et maintenant, vous êtes là et nous allons soutenir cette belle startup !  

Quant aux Calédoniens de toutes communautés confondues, les éloignés, les marginalisés à qui on a dit qu’ils n’étaient pas à la hauteur, je leur dis : “entrez dans la danse du 21ème siècle avec le numérique car il n’y a pas de barrières à l’entrée, vous êtes des Hommes libres dans cet océan. Le digital est la pirogue de notre siècle, le véhicule de votre redécouverte, de votre libération mentale, de l’expression de votre potentiel. Inspirez-vous des gens qui arrivent et écoutez les challenges qu’ils vous lancent, allez “jouer” à leur côté, intégrez cette “concurrence constructive” et cette émulation car le monde vous appartient !”  

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