Cette semaine, on ajuste notre focale sur une discipline aussi discrète qu’omniprésente, la géomatique. À la manœuvre,  Yann-Éric Boyeau, fondateur de MAGIS, qui, depuis 2010, transforme la donnée géographique en outil « super puissant ».

Pionnier du SIG en Nouvelle-Calédonie, Yann-Éric revient sur les grandes étapes de son parcours et partage sa vision d’une géomatique au service de la décision. Bien plus qu’un outil technique, ce domaine s’impose comme un levier stratégique pour comprendre, anticiper et agir sur le territoire. Lumière sur une discipline encore trop méconnue… mais indispensable.

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Bonjour Yann-Eric et bienvenue sur NeoTech. Pour commencer, pourrais-tu te présenter à nos lecteurs en revenant sur les dates clés de ton parcours professionnel ? 

Bonjour NeoTech ! Je me présente, je suis Yann-Éric Boyeau, fondateur et gérant de la société MAGIS, créée en 2010. Mon aventure calédonienne a commencé bien avant cela, je suis arrivé sur le territoire en 1999, où j’ai d’abord travaillé pour des instituts de recherche, notamment l’IAC, dans le cadre de programmes de conservation.

Je réalisais des cartographies sur des thématiques telles que les zones reboisables ou la forêt sèche… J’étais vraiment du côté environnement. Je suis donc reparti en métropole en 2005 pour compléter ma formation avec un « Master SIG » à l’École Nationale Supérieure de Géographie (ENSG).

De retour en Nouvelle-Calédonie en 2006, j’ai intégré le gouvernement en tant que fonctionnaire au sein du service de la géomatique. Cela m’a permis de réaliser un magnifique projet : le Géorépertoire, georep.nc, premier portail cartographique du territoire, basé sur des technologies web, mis à disposition du public. C’était à l’époque l’un des tout premiers portails de ce type en France. La Calédonie a ainsi été pionnière dans ce domaine, et c’est cette dynamique qui m’a ensuite donné envie de fonder MAGIS en 2010 pour faire de nouveaux projets.

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Comment expliquerais-tu la géomatique à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ? Et pourquoi est-ce un enjeu stratégique aujourd’hui pour les décideurs calédoniens ?

La géomatique est une discipline qui dérive de la cartographie. Elle repose sur l’idée de représenter le territoire et les phénomènes qui s’y déroulent, qu’il s’agisse d’occupation du sol, de zones réglementaires, de données environnementales, humaines ou économiques ainsi que des phénomènes dynamiques comme des flux et des données en temps réel. On est donc face à une quantité massive d’informations spatialisées. Autrefois, ces données étaient synthétisées sur des cartes papier. Mais depuis les années 2000, elles sont informatisées sous forme de bases de données que l’on peut interroger et croiser.

La géomatique, c’est précisément cela, un système qui permet de regrouper, structurer et interroger ces données géographiques pour les visualiser, souvent sous forme de cartes ou de tableaux de bord interactifs. Un décideur peut ainsi croiser des variables comme les zones de pente, la pluviométrie, le cadastre, l’usage des sols ou encore les risques naturels pour anticiper des phénomènes, prioriser des interventions ou planifier des projets. Mais les applications ne s’arrêtent pas là : une collectivité peut planifier ses infrastructures, ses travaux, la sécurité civile peut suivre une crise en temps réel, ou encore une entreprise logistique peut optimiser ses tournées. En regroupant des informations utiles sur une même carte, il est possible de simuler des scénarios, de prioriser les interventions ou d’anticiper certains risques.

C’est dans cette logique que s’inscrivent les jumeaux numériques, qui modélisent un territoire ou une infrastructure dans un environnement virtuel pour tester des hypothèses : montée des eaux, flux de transports, érosion, glissements de terrain, etc. En Nouvelle-Calédonie, on utilise déjà ces technologies pour mieux appréhender l’impact de projets miniers, par exemple. Grâce à la visualisation en 3D, on peut mesurer l’acceptabilité sociale d’un projet, estimer son impact environnemental ou évaluer sa pertinence sur un territoire donné.

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MAGIS a été créée en 2010 et s’est spécialisée dans les technologies ESRI pour la mise en œuvre de projet SIG. Peux-tu revenir sur le fonctionnement de ces technologies, nous expliquer sur quels types de projets vous travaillez ? 

MAGIS

ESRI est la première entreprise à avoir commercialisé un logiciel de SIG. C’est elle qui a inventé ce concept. Il s’agit donc d’une suite logicielle complète, qui permet à la fois de gérer les données, mais aussi de développer facilement des applications web pour interroger ces dernières à distance, que ce soit via des sites internet ou sur mobile.

Aujourd’hui, cette technologie reste leader depuis plus de 40 ans. ESRI, société américaine, a su anticiper l’arrivée d’Internet dans le monde du SIG. À ses débuts, il n’existait aucun lien entre les stations de travail et le web. ESRI a eu la vision de porter les SIG sur Internet, à l’instar de Google avec « Google Maps » ou « Google Earth » à partir de 2010. Cette bascule vers le web a permis de démocratiser l’accès à l’information géographique, en la rendant accessible au public et aux entreprises.

En Nouvelle-Calédonie, cela s’est traduit par un fort engagement des pouvoirs publics, notamment du gouvernement, à travers des projets comme Georep ou d’autres initiatives d’open data. Dès lors que les données géographiques sont mises en ligne, notamment lorsqu’elles ont été financées par de l’argent public, leur diffusion vers la société civile représente un véritable retour sur investissement. Cela bénéficie non seulement aux citoyens, mais aussi aux entreprises, bureaux d’études et prestataires informatiques qui peuvent s’appuyer sur ces données pour produire leurs services. ESRI excelle dans ce domaine, et ses solutions sont largement utilisées en Calédonie. Elles ont été bien accueillies et adaptées aux besoins locaux.

Chez MAGIS, nous sommes partenaires ESRI depuis le début. Notre rôle est d’apporter notre expertise aux utilisateurs. En général, nous ne faisons pas à leur place, nous les accompagnons pour leur apprendre à utiliser les outils, afin qu’ils deviennent autonomes et montent en compétences. Par ailleurs, nous développons aussi des systèmes avancés reposant sur ces technologies, pour des projets plus complexes nécessitant un haut niveau d’expertise que les utilisateurs classiques ne possèdent pas forcément. Aujourd’hui, nous sommes une équipe de sept ingénieurs, tous dotés de compétences techniques très élevées sur ces logiciels, ce qui nous permet de développer des systèmes avancés.

MAGIS
Un site internet clair, net et précis

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Pourrais-tu revenir sur le type de projet que vous accompagnez avec ces systèmes avancés ? 

Ces dernières années, on peut classer nos projets avancés en deux grandes familles. D’un côté, la surveillance maritime, avec le système développé pour le Parc naturel de la mer de Corail. L’enjeu était de croiser plusieurs flux de données spatiales (positions AIS des navires, images satellites, radars maritimes…) dans une interface unique. Le SIG permet alors de suivre en temps réel l’activité dans la zone économique exclusive, de détecter des comportements anormaux ou dangereux, comme ceux des navires non coopérants dans des zones protégées, ce qui est essentiel pour la préservation de notre patrimoine naturel et la connaissance des usages de notre zone maritime.

De l’autre, nous accompagnons des gestionnaires de réseaux techniques (télécommunications, électricité, et bientôt eau potable) dans la modélisation et la supervision de leurs infrastructures. Ce sont des systèmes complexes où chaque élément (câble, transformateur, capteur…) doit être précisément cartographié et interconnecté pour pouvoir simuler des pannes, anticiper des interventions ou optimiser les investissements.

Dans les deux cas, notre solution transforme des données complexes en outils de décision. Ce sont des projets concrets, innovants, où la géomatique joue un rôle central pour mieux comprendre, mieux prévoir et mieux agir.

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Justement, comme tu l’as dit, MAGIS évolue dans un domaine où l’innovation technologique est souvent un levier clé. Quelle place occupe l’innovation dans votre stratégie de développement ?

Nous essayons vraiment de placer l’innovation au cœur de nos projets. C’est d’ailleurs un aspect qui est dans la nature, dans l’ADN de notre partenaire technologique, ESRI. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’intelligence artificielle bien sûr, mais aussi de la multiplication des capteurs spatiaux. L’IA, par exemple, nous l’avons intégrée dans des projets de détection de navires. Ce sont précisément ces innovations qui nous permettent d’apporter une véritable valeur ajoutée, au-delà des usages classiques des SIG. Nous restons donc très attentifs aux évolutions technologiques. Et en ce moment, il est clair que l’IA domine largement les perspectives pour les prochaines années.

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En tant qu’acteur de terrain depuis plus d’une décennie, comment perçois-tu l’évolution des technologies géospatiales, ici comme ailleurs ? Y a-t-il une innovation ou une tendance qui t’enthousiasme particulièrement en ce moment ?

L’intelligence artificielle va très probablement devenir une aide à l’utilisation des logiciels. Plutôt que de devoir connaître par cœur l’ensemble des outils à mobiliser pour résoudre une problématique, l’utilisateur pourra simplement formuler sa question, et l’IA le guidera pas à pas dans l’utilisation du logiciel pour atteindre son objectif. On peut donc imaginer une forme d’assistance intelligente, intégrée directement aux plateformes. À plus long terme, il est tout à fait possible que l’IA soit capable de produire les réponses directement, sans intervention humaine. Cela soulève une question importante : si l’on délègue entièrement à l’IA, ne risque-t-on pas de perdre certaines compétences ou une partie du savoir-faire ? Car pour pouvoir justifier une analyse, il faut aussi comprendre le processus qui y mène. Aujourd’hui, j’ai déjà expérimenté la génération de cartes et d’analyses via l’IA, avec des résultats très satisfaisants. Mais il reste indispensable d’être en mesure d’interpréter ces résultats, et de comprendre ce qui a été fait et pas simplement suivre une réponse aveuglément.

Au-delà de l’assistance, l’IA ouvre aussi des perspectives dans d’autres domaines, comme l’optimisation. Elle permet, par exemple, de modéliser des processus complexes, dès lors qu’on peut l’alimenter avec une masse de données. Cela fonctionne particulièrement bien dans la détection de comportements anormaux, comme ceux de navires. L’IA devient alors un outil puissant pour conduire des analyses multifactorielles, lancer des simulations, et générer des scénarios complexes.

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Quels sont, selon toi, les leviers les plus concrets que la géomatique pourrait encore activer pour améliorer la connaissance et la gestion du territoire calédonien ?

Honnêtement, aujourd’hui, la géomatique est omniprésente. On la retrouve dans les ports, les aéroports, les forêts, les mines, mais aussi dans le secteur des assurances, du commerce, de la logistique… Elle est quasiment utilisée dans tous les domaines d’activité.

En Nouvelle-Calédonie, nous disposons déjà de référentiels de données qui sont relativement bons, mais certaines données manquent encore et seraient utiles. L’un des chantiers majeurs en cours, piloté par le GIE SERAIL, concerne l’adressage. Plusieurs communes ne sont toujours pas correctement adressées or il est fondamental de savoir localiser sa population pour les politiques publiques mais aussi plus directement pour intervenir en termes de sécurité et de secours. Ce chantier avance bien, mais il mériterait un véritable coup d’accélérateur pour aboutir à un adressage généralisé sur l’ensemble du territoire.

Un autre point clé concerne le réseau routier. Nous avons déjà un système de modélisation bien avancé, quasiment complet. En revanche, ce qu’il nous manque c’est la résolution d’itinéraires. Aujourd’hui, les Calédoniens utilisent Google Maps ou d’autres solutions en ligne, mais qui ne sont ni pilotées localement ni à jour par rapport à l’adressage. Pourtant, disposer de notre propre outil d’optimisation des trajets, pour les livraisons, le transport, les déplacements professionnels, pourrait nous faire gagner collectivement en productivité. À ce sujet, nous travaillons actuellement dessus avec la Province Nord et un premier service de résolution d’itinéraire leur sera livré cette année. 

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Pour finir, as-tu un dernier mot à adresser à nos lecteurs ? 

Je dirais que la géomatique, n’est pas seulement de la technique, des cartes ou des données. C’est surtout une manière d’aider à comprendre et à agir. Chez MAGIS, nous concevons des outils, mais leur véritable finalité, c’est l’aide à la décision. Ils sont là pour éclairer les choix des décideurs et des gestionnaires. Les analyses produites grâce à la géomatique sont puissantes et, si vous choisissez de vous orienter vers ce domaine, vous développerez des solutions qui, par essence, auront un impact concret et utile pour le territoire dans des domaines très variés.

C’est d’ailleurs ce que j’aime dans les projets que nous menons en Nouvelle-Calédonie en voyant à quel point ils peuvent réellement contribuer au développement local. La géomatique, n’est pas seulement un métier technique passionnant, c’est aussi un vrai lien avec notre territoire.

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