Holacratie, entreprise libérée ou agile, l’innovation n’est pas que technique ou technologique mais également managériale. NeoTech est ainsi allé à la rencontre de Paul Lanier, fondateur visionnaire du groupe SF2i afin de partager avec nos lecteurs sa vision d’un management novateur.

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Bonjour Paul, peux-tu nous parler de ton parcours professionnel à travers ses étapes majeures ?

J’ai débuté ma carrière à Paris dans deux grands groupes : à la Compagnie Générale des Eaux de J.M. Messier et chez Rank Xerox, soit deux entreprises très procédurales, hiérarchiques. Sur un coup de tête, je suis ensuite parti à Tahiti où j’ai passé trois ans et où j’ai découvert le numérique. Je suis arrivé sur le Caillou en 1994 avec mon épouse calédonienne rencontrée à Tahiti. 

J’ai alors commencé par travailler dans une société informatique locale pendant quelques années. Puis, en 2008, j’ai voulu voler de mes propres ailes et j’ai créé SF2i avec cette vision basique où la satisfaction du client occupe une place centrale. Aujourd’hui, après douze ans, mon rôle est de surveiller que chacun respecte bien ce modèle. 

Interview Paul Lanier, fondateur SF2i management horizontal
Bienvenus chez SF2i © NeoTech

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Tu qualifies SF2i « d’entreprise libérée » ou possédant une « culture d’entreprise du bonheur » : qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

J’ai créé SF2i en 2008 avec une vision « naturelle » d’une entreprise libérée sans que ce soit clairement exprimé au départ. Après avoir intégré une quinzaine de personnes, nous avons dû modéliser notre gouvernance. Nous avons alors testé différents modèles, parmi lesquels l’holacratie que nous avons abandonnée il y a trois ans pour mettre en place un modèle personnalisé, avec des bribes d’holacratie et des bribes de l’entreprise agile entre autres. 

Ma vision profonde, c’est que chaque entreprise est unique et ses collaborateurs également donc le modèle doit être souple et évolutif en permanence afin de s’adapter à l’évolution des tiers – clients – et des parties prenantes – collaborateurs, prestataires… 

On se présente comme un groupe avec plus de 105 collaborateurs et une croissance forte chaque année. Le groupe est composé uniquement de sociétés de services spécialisées sur une thématique précise. Chaque société est pilotée par des collaborateurs associés dans le société , et SF2i n’en est qu’un des actionnaires. Aujourd’hui, le groupe est composé de dix entreprises, plus une qui est en cours de création ; ce qui relie chaque entreprise, c’est en premier lieu la partie « services ». Nous avons également une raison d’être commune à toutes les organisations :  rendre les clients heureux ! Notre concept, c’est l’entreprise altruiste, dans laquelle, les résultats financiers, le développement, etc.. sont une conséquence et non une finalité.

Aujourd’hui, le fonctionnement de l’entreprise est construit sur une raison d’être forte, des valeurs clairement exprimées et partagées par tous et des règles d’or. Pour transmettre cette vision, nous avons un devoir d’exemplarité ; ensuite, c’est l’analogie de la tache d’huile : les valeurs se répandent naturellement au sein des collaborateurs qui les adoptent et les partagent. 

Notre processus d’« on-boarding », lorsqu’un collaborateur arrive, est, de ce fait, très important ; on lui présente la société en amont, avant qu’il arrive chez nous, pour lui expliquer notre fonctionnement, les avantages mais aussi les responsabilités sous-jacentes à ce mode de fonctionnement. Une fois intégré aux équipes, on lui organise un suivi pendant quelques semaines pour tenir compte de son intégration au sein de notre structure et de ses sensations au quotidien. 

Interview Paul Lanier, fondateur SF2i management horizontal
Une petite pause gaming ? © NeoTech

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Ton concept se rapproche de l’holacratie, une forme de management constitutionnel et un système de gouvernance qui reposent sur des règles précises. Comment définirais-tu ce terme et quelles sont les règles qui y sont associées ?

L’holacratie, c’est un mode de gouvernance par cercles. On définit des rôles et des redevabilités pour chacun de ces cercles. Ce qui m’a séduit dans ce concept c’est que la notion de rôle permet d’échapper à la fiche de fonction. Notre idée est de dire aux gens de se concentrer uniquement sur ce qu’ils savent faire afin qu’ils soient heureux dans l’entreprise et impliqués dans leurs tâches. Chaque profil est différent et nous travaillons beaucoup sur le développement personnel de chaque collaborateur à travers des formations, des outils dédiés et l’intervention de spécialistes qui doivent permettre à chacun de s’épanouir pleinement. Les collaborateurs peuvent alors choisir leurs rôles, les cumuler s’ils le souhaitent ou en créer de nouveaux. 

Dans notre fonctionnement en cercles autogérés, comme des petites start-up thématiques et opérationnelles, nous avons un conseil des Sages qui pilote les décisions stratégiques de la société. Chacun peut entrer dans ce conseil, après deux ans d’ancienneté, selon les règles qui sont définies au préalable. Chaque cercle a ensuite un « pilote » identifié et fonctionne à sa façon, en fonction des règles et des qualités des gens qui le constituent. Ces cercles communiquent les uns avec les autres mais sans principe de hiérarchie. C’est un fonctionnement très souple et très agile.

Pour répondre à notre raison d’être qui est de rendre les clients heureux, il faut avant tout rendre nos collaborateurs heureux, épanouis. On cultive un environnement où chacun doit pouvoir s’épanouir dans les domaines qu’ils souhaitent.

Interview Paul Lanier, fondateur SF2i management horizontal
En voilà une équipe responsable ! © SF2i

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Quelle est la stratégie de recrutement dans une entreprise libérée comme SF2i ? 

On utilise rarement les circuits classiques de recrutement parce que nous avons beaucoup de demandes « entrantes ». On reçoit tout le monde, on prend les gens en partant du principe qu’on leur fait confiance, quels que soient leur âge et leur expérience. Chacun a des qualités propres et peut s’épanouir chez nous. 

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L’entreprise libérée se positionne en rupture avec un management traditionnel, pyramidal et hiérarchique. Aucun modèle n’étant parfait, quels sont les inconvénients de ces deux modèles managériaux bien distincts ? 

Pour résumer, le modèle traditionnel à l’avantage d’être connu et maîtrisé par tous. Il n’existe pas de partage des responsabilités, chacun connaît son rôle. En revanche, ce modèle n’est pas souple du tout ! Quelqu’un qui arrive en bas de l’échelle et qui a une bonne idée, avant qu’elle remonte au top management, le collaborateur a le temps de se démotiver… L’écoute n’est pas primordiale. Et que dire de la lourdeur des process et du fonctionnement global ? 

On m’a parlé, il y a peu, d’une entreprise calédonienne de 200 personnes où il y a sept niveaux de hiérarchie ! Imaginez les problèmes de communication que cela peut produire lorsqu’on sait que l’information sera déformée à chaque étape ! Dans ce contexte, rapidement, la hiérarchie n’est plus au fait des problèmes rencontrés au quotidien par l’exécutif et ce décalage est néfaste pour toutes les parties prenantes. 

D’un autre côté, l’entreprise libérée peut parfois faire un peu peur car les gens voient avant tout le mot « libérée » et pensent que chacun fait ce qu’il veut alors qu’au contraire, une entreprise libérée est une horloge suisse avec des rouages très fins où tout est structuré parce que géré par des équipes motivées. Les procédures sont donc co-construites par les équipes et sont évolutives dans le temps. Lorsque les besoins des tiers évoluent, les règles de fonctionnement interne évoluent rapidement, elles-aussi, pour répondre à cette demande. 

L’entreprise libérée est constituée d’humains donc elle n’évite pas les problèmes mais elle se donne les moyens de les détecter rapidement et donc de les résoudre grâce à des cellules d’écoute, des capteurs de tension dans certaines réunions… Et je ne parle pas que de problèmes organisationnels mais aussi de problèmes relationnels ou des problèmes personnels. 

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En quoi la responsabilisation des équipes et de la gouvernance représente-t-elle un bienfait pour le client final ?

Premièrement, grâce à ce modèle, nous avons un faible taux de « turn-over » ce qui évite d’énormes coûts cachés pour l’entreprise car le départ d’un collaborateur est toujours coûteux en termes d’image, de relation client, de recrutement et de formation. Les clients ne communiquent pas avec SF2i mais avec untel ou unetelle et créent naturellement des relations de confiance. 

De plus, cette responsabilisation permet également d’avoir des équipes motivées, impliquées dans leur travail ; par exemple, dans le numérique, nous recevons des appels en dehors des heures ouvrées, nuit ou week-end. Chez nous, il n’y pas de process de validation, les équipes s’auto-organisent pour répondre à ces demandes et récupèrent leurs heures quand elles peuvent. 

Tout repose sur la confiance : si dans un bateau, quelqu’un arrête de ramer ou rame à contre-sens, les autres vont essayer de comprendre pourquoi il agit de cette manière et essayer de l’aider pour passer cette étape. Dans nos cercles constitués de maximum dix personnes, un collaborateur qui va mal est ainsi vite identifié.

Interview Paul Lanier, fondateur SF2i management horizontal
Salle de réunion “with a view” ! © NeoTech

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L’entreprise filiale d’Amazon « Zappos » était l’un des exemples mondialement reconnus comme « holacratique ». Quelles sont les similitudes entre ton organisation et cette dernière ? 

Ce n’est pas une société que je connais beaucoup mais, en revanche, nous avons été en contact avec des entreprises françaises comme Chronoflex ou Favi, une entreprise qui fabrique des pièces automobiles et qui a réussi à ne pas externaliser leur production dans les pays « à bas coûts ». Ce sont des entreprises qui ont créé leur modèle sur « le bon sens » ; c’est ce même « bon sens » qui doit guider l’entreprise libérée car c’est avant tout une philosophie et non un modèle standardisé.  

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Ce système managérial ne semble être efficient que s’il est couplé avec une politique de formation professionnelle optimale. Comment fonctionnent les relations entre ces deux aspects de la vie d’une entreprise ? 

SF2i est également un centre de formation ce qui facilite l’accès des collaborateurs à des formations techniques. Autre point important, les collaborateurs peuvent effectuer des formations sans rapport avec leur domaine de compétence ou leur cercle. 

Côté « on-boarding » chaque nouvel entrant va suivre une formation de développement personnel (MBTI, ENNEAGRAMME, CNV…) pendant quasiment une année à travers des ateliers personnalisés. On fait également du micro-management pour développer les compétences et améliorer les performances de chacun. 

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Comment fonctionne l’entreprise d’un point de vue financier et économique ?

Prenons l’exemple des devis : il n’y a pas de règle préétablie. Nous n’avons jamais eu de problème de ce côté car chacun demande à ses collègues des conseils s’il a un doute. Nous avons également des systèmes de contrôle, pas forcément hiérarchiques. Quand j’effectue certaines tâches importantes, je me fais moi-même contrôler par un ou plusieurs collaborateurs. Les outils numériques permettent de partager rapidement et de corriger en temps réel ces aspects. 

Sur la partie finances, nous avons quelques règles. Par exemple, lorsque des collaborateurs veulent engager des frais, s’ils doivent les refacturer au client, ils ont toute autorité pour faire ces achats et ne posent pas la question au cercle. Lorsqu’un besoin d’investissement d’un certain montant défini se présente, c’est le Conseil des Sages qui tranche en fonction des règles établies. 

Chaque pilote de cercle a la vision des salaires des collaborateurs qui font partie du même cercle. A une époque, c’était le Conseil des Sages qui validait les augmentations de salaire mais nous avons arrêté car ce n’était pas pertinent et ça ralentissait globalement le process. Aujourd’hui, on passe par un formulaire de demande d’augmentation et elles sont ensuite traitées par le pilote du cercle et les co-gérants de la structure. 

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Question décalée : penses-tu que ce modèle soit applicable, dans le futur, à l’échelle du monde et quelles seraient tes recommandations ?  

J’en suis intimement convaincu ! En dehors du milieu professionnel, nous fonctionnons déjà comme ça… On peut en effet considérer que chacun, chaque famille, a ses règles de gestion internes mais cohabite avec ses voisins naturellement. Je crois que ce modèle global permet de lutter contre les inégalités grâce à la confiance et à l’épanouissement de chacun. 

Le modèle de l’entreprise libérée est avant tout basé sur une philosophie : l’intérêt général passe avant les intérêts personnels. L’intérêt personnel étant une conséquence de l’amélioration de l’intérêt général. Sur le moyen terme, tout le monde y gagne !

Si j’avais un souhait à émettre, c’est que nos institutions administratives et politiques s’y intéressent également car la prise en compte des intérêts du grand public devrait être primordiale !  

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