Dans cette nouvelle série mêlant culture, technologie et souvent intelligence artificielle, Neotech passe au peigne fin les anticipations technologiques les plus inspirées et inspirantes du 7ème art. Replongez avec nous dans les films de science-fiction les plus aboutis de ces dernières décennies, pour confronter la vision de leurs auteurs à l’actualité contemporaine de la tech.
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Épisode 5 : Bienvenue à Gattaca, l’eugénisme est-il un transhumanisme ?
Comme la semaine dernière dans notre article dédié à Ex Machina, Neotech délaisse, cette fois encore, les effets spéciaux tonitruants, les villes du futur terrifiantes ainsi que les tirades hollywoodiennes pontifiantes pour s’intéresser à un récit de science-fiction intimiste et épuré, automatiquement consacré comme une oeuvre d’anticipation majeure dès sa sortie : « Bienvenue à Gattaca« .
Andrew Niccol (Simone (2002), Lord of War (2005)…) nous a habitué aux scénarios intelligents : il est alors tout récemment consacré comme le brillant auteur du script de « The Truman Show » (1998) de Peter Weir. En 1997, son premier passage derrière la caméra avec Gattaca fait sensation. Il y réussit le pari de traiter de l’eugénisme au cinéma, dans un film contemplatif, lumineux et romantique, en parfait équilibre.
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Une dystopie harmonieuse
Oeuvre d’anticipation par excellence, « Bienvenue à Gattaca » nous plonge dans un « futur pas si lointain » développé à partir de réalités scientifiques existantes tout en s’en écartant de façon subtile pour devenir une distorsion crédible. De fait, le film a moins pour ambition de présenter le futur de la technologie que d’aborder une possible dérive dans nos sociétés contemporaines. Il opère donc un développement dystopique (une utopie qui aurait mal tourné), thème récurrent et prolifique du cinéma de science-fiction depuis les années 70 (Georges Lucas avec THX 1138 (1971) ou Richard Fleischer avec Soleil Vert (1973)).
Mais « Gattaca » diffère de façon singulière, par son harmonie stylistique et sa narrative hybride, des dystopies littéraires lugubres à la Huxley, Orwell ou Bradbury, ou encore des univers totalitaires des dystopies cinématographiques les plus connues comme « Metropolis » (Fritz Lang, 1927), « Blade Runner » (Ridley Scott, 1982), « Brazil » (Terry Gilliam, 1985) ou encore « Matrix » (Andy et Larry Wachowski, 1999). Ces derniers ont contribué à établir les codes du genre, à travers un avenir en proie à une surveillance totale et déprimante. « Gattaca » est au contraire lent, mélancolique, intimiste, sentimental, dépourvu de machines fabuleuses mais avec l’humain comme coeur battant du récit. Au sein d’un genre où l’évolution ultra-rapide des technologies ne fait généralement aucun cadeau, le premier film de Niccol vieillit avec une lenteur des plus inhabituelles.
« Gattaca » envisage directement le risque des pratiques de modification du génome humain à des fins d’amélioration, ce que l’on nomme plus couramment l’eugénisme. L’élément initial du film est de permettre aux parents de choisir les caractéristiques génétiques de leur enfant afin de leur offrir les meilleures chances dans la vie. Intention – a priori – louable, mais qui conduit peu à peu à une discrimination et une hiérarchisation sournoises entre les êtres ainsi sélectionnés, qui se voient réservés à une place de choix dans la société, et les autres, laissés pour compte. Le régime décrit demeure une démocratie, et l’on apprend au détour d’une réplique que la discrimination y est encore condamnée par la loi. Il n’y a ni haine, ni violence. Par contre, il y a une dérive discrète et insidieuse de la volonté toute légitime d’améliorer le sort de l’humanité.
Jérôme Morrow (Ethan Hawke) y est ce qu’on appelle un « Viable », un individu amélioré par manipulation génétique dès sa conception. Son génotype impeccable lui permet de candidater à un emploi de pilote spatial au sein de GATTACA, la cité des étoiles – notez que le nom se compose uniquement des lettres correspondant aux initiales des bazes azotées présentes dans les nucléotides de la molécule d’ADN. Mais le Jérôme Morrow que l’on découvre en début de film s’appelle en réalité Vincent Freeman, un « Non-Viable », né du seul caprice de Mère Nature, qui l’a fait myope et cardiaque. En bref : imparfait ! Il n’a dès lors qu’une solution pour réaliser son rêve d’intégrer GATTACA : emprunter l’identité du véritable Jérôme Morrow (Jude Law) avec le consentement de celui-ci. Lorsqu’un meurtre est commis dans la cité réputée si pure, l’enquête de police qui s’ensuit risque donc de révéler la supercherie de Vincent…
Ces développement se trouvent dès lors associés à l’émergence d’une société sécuritaire (la dangerosité des individus est évaluées dans leurs gènes avant la naissance), surveillée par une police menaçante, mais aussi une société liberticide et aseptisée où le pouvoir s’exerce tant sur les esprits que sur les corps. Vincent, dans son humanité imparfaite, va s’élever hors des bornes établies de son existence pour réaliser ses rêves de voyage spatial, en trompant la cabale et en déjouant tous les pronostics. Comme beaucoup de récits américains, il est finalement question de ce qui fait l’identité de l’individu et de sa part de liberté, notamment contre le déterminisme de ses origines.
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Une réflexion bioéthique, un récit humaniste
À l’ouverture du film, deux citations mises en épigraphe se succèdent. La première, extraite de la Bible, interroge : « Regarde l’œuvre de Dieu, qui pourra redresser ce qu’il a courbé ? » . La citation qui suit, de Willard Gaylin, psychiatre américain impliqué dans des discussions sur la bioéthique, apparaît comme une réponse: « Je ne pense pas seulement que nous modifierons Dame Nature, mais que c’est ce qu’elle veut ».
A l’époque de la sortie du film, les questions éthiques relatives à l’intervention sur le génome font l’actualité. Le 5 juillet 1996, soit un an avant la sortie de « Gattaca« , naissait Dolly, une brebis clonée, suscitant l’émoi du grand public. Dans le même temps, des scientifiques travaillaient à établir le séquençage complet du génome humain dans le cadre du Human Genom Project, achevé quelques années plus tard, en 2003. L’époque est également celle de l’avènement du génie génétique, soit la possibilité de manipuler l’ADN par différentes méthodes. De telles opérations se voient réalisées couramment depuis les années 1980. La transgenèse, par exemple, consiste dans l’introduction d’un gène isolé dans une cellule ou dans un organisme entier qui peut être végétal ou animal, donc possiblement humain. C’est par cette technique que sont obtenues les plantes dites génétiquement modifiées, « OGM », qui peuvent être plus résistantes à certaines maladies, fournir un meilleur rendement ou mieux tolérer les pesticides.
Dans « Bienvenue à Gattaca« , les médecins parviennent, par le génie génétique, à choisir sur catalogue les caractéristiques des enfants à naître et ce, par recombinaison des gènes des parents. Le récit s’inscrit donc dans une société qui aurait fait fi de tout garde-fou et qui aurait embrassé toutes les possibilités offertes par la science. Le film d’Andrew Niccol se fait donc non seulement le vecteur des inquiétudes du public mais contribue aussi à influencer l’opinion en transmettant une certaine vision des choses. La société dans laquelle a grandi Vincent n’a en effet rien d’une sinécure pour les « Non-Viables » : le corps médical y encourage l’eugénisme, l’école y refuse les enfants naturels, les assurances n’y couvrent pas les personnes supposées à risque, les entreprises y utilisent le profil génétique comme curriculum vitae, et la cellule familiale elle-même y privilégie ses enfants «valides». Les individus deviennent les vecteurs de ce pouvoir oppresseur par leur adhésion et leur consentement, qu’ils en soient les victimes directes ou les avantagés. Le gène y renvoie une définition immuable et déterminée de l’individu, légitimant l’inégalité des chances.
En 1997, l’année de production du film, la Convention d’Oviedo prévoit qu’ « une intervention ayant pour objet de modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques, et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance ». « Gattaca » en prend le contrepied pour déboucher sur un récit humaniste, une transposition du David contre Goliath, où le grain de sable Vincent va venir enrayer la machine de la société parfaite.
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24 ans plus tard, les portes de Gattaca seront-elles enfoncées ?
Aujourd’hui encore, plus de vingt ans après, le film fait office de lieu commun. « Bienvenue à Gattaca » se voit souvent convoqué lorsqu’il s’agit de présenter de nouvelles pratiques jugées inquiétantes sur le génome humain dans les médias. Les articles du type « sommes-nous aux portes de Gattaca ? » ou « Gattaca va-t-il devenir la norme » se succèdent.
Il faut dire que les actualités récentes ne sont pas sans nous renvoyer au film, nous interrogeant quant à quel point celui-ci pourrait être un prélude à un Gattaca bien réel. Ces dernières années, l’OMS s’est notamment prononcée contre tous dérapages concernant la modification du génome humain après l’affaire Jiankui. Ce chercheur chinois, spécialiste de la biophysique, avait suscité la controverse en 2018 après l’annonce de la naissance de jumeaux génétiquement modifiés au terme d’un projet scientifique secret. Les manipulations avaient pour but de les immuniser contre le virus du Sida. Les autorités chinoises elles-mêmes avaient évoqué des travaux « de nature extrêmement abominable ». Il a été observé chez les deux bébés une amélioration des facultés cognitives, entre autres de la mémoire.
L’OMS pointe du doigt la conduite des essais cliniques dans les pays les plus pauvres, alors que les thérapies résultantes ne seront disponibles que dans les pays les plus riches et à des prix élevés. Malheureusement, ces recommandations, dans la lignée du traité d’Oviedo, connaissent les mêmes limites que les traités internationaux : au-delà des adhésions volontaires, personne n’est en mesure de savoir qui les appliquera.
Au delà de cette affaire, une attention particulière est notamment portée sur la technologie « Crispr » (du nom d’une famille de séquences génétiques qu’elle exploite, Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats). Celle-ci est capable, avec une précision redoutable, d’intervenir sur une partie bien délimitée de la double hélice d’acide désoxyribonucléique et d’y faire de la dentelle, du couper ou du coller (ou les deux)… À terme, dans l’hypothèse où cette technique deviendrait efficace et fiable chez l’embryon, elle pourrait être utilisée dans des indications rares et très précises, par exemple pour éviter la transmission d’une maladie grave quand les deux parents en sont atteints et que le risque de donner naissance à un enfant malade est de 100%. L’Académie de médecine française s’est prononcée en faveur de cette possibilité. Il faut également se rappeler que l’eugénisme, dans une certaine mesure, se pratique déjà de façon « légitime » depuis un certain temps, avec l’élimination de petites filles à la naissance dans certains pays. L’encadrement de son utilisation demeure donc plus que jamais d’actualité.
Jouer avec le feu sacrée l’auto-détermination
« Gattaca » est donc toujours, en 2021, d’une effrayante plausibilité. Si nous n’y prenons garde, si nous ne mettons pas des barrières aux manipulations génétiques, le « meilleur des mondes » que nous décrit Andrew Niccol pourrait bien être le nôtre. Le philosophe allemand Jürgen Habermas, dans l’Avenir de la Nature Humaine, formulait déjà une critique mordante de ce qu’il appelle l’anthropotechnique :
« Choisir la naissance, c’est retirer à l’homme sa capacité à s’auto-déterminer, c’est lui retirer sa liberté, bref son humanité ».
Une citation qui colle parfaitement à la révolte de Vincent Freeman, en route pour Titan.
Réflexion humaniste teintée d’inquiétude quant aux dérives scientifiques de notre monde, l’atypique « Bienvenue à Gattaca« , à travers son message universel sans mélo, est passé à la postérité des films d’anticipation. Elle rejoint avec Vincent Freeman les récits mythologiques d’un héros qui se bat pour imposer son existence et terrasser les épreuves jusqu’à la réalisation de son rêve. La science ne percera peut-être jamais complètement le mystère de l’esprit humain, pour lequel il n’existe toujours pas de gène déterminant, comme se plaisait à le rappeler l’affiche américaine du film.
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Fiche du film :
- Bienvenue à Gattaca (1997)
- Réalisateur : Andrew Niccol
- Distribution : Ethan Hawke, Jude Law, Uma Thurman
- Synopsis : Gattaca est un centre d’études et de recherches spatiales pour des gens au patrimoine génétique impeccable. Jérôme, candidat génétiquement idéal, voit sa vie détruite par un accident tandis que Vincent, enfant conçu naturellement, donc au capital génétique « imparfait », rêve de partir pour l’espace.