Dans cette nouvelle série mêlant culture, technologie et souvent intelligence artificielle, Neotech passe au peigne fin les anticipations technologiques les plus inspirées et inspirantes du 7ème art. Replongez avec nous dans les films de science-fiction les plus aboutis de ces dernières décennies, pour confronter la vision de leurs auteurs à l’actualité contemporaine de la tech.
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Épisode 4 – Ex Machina, les limites du test de Turing
Qui dit intelligence artificielle au cinéma dit I, Robot, 2001 l’odyssée de l’espace, Blade Runner, Ghost in the Shell, Terminator, A.I,… Et la liste est longue. Ces anticipations sur grand écran se sont toujours accompagnées d’un questionnement moral sur l’éventuel danger que représenterait l’introduction d’entités robotiques et intelligentes dans nos sociétés de demain. Avec Ex Machina (2015), qui marque son premier passage derrière la caméra, le scénariste Alex Garland (La Plage, 28 jours plus tard) ne déroge pas à la règle, tout en proposant un traitement davantage dans l’air du temps, en adéquation avec notre contexte technologique. L’occasion pour Neotech de se replonger dans le « jeu des imitations » de Turing et les tests appliqués pour mesurer les intelligences artificielles.
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La « robolution », ce classique de la science-fiction
Moins connu du grand public que les fabuleux blockbusters de Steven Spielberg ou Ridley Scott, Ex Machina est un thriller futuriste aux petits moyens, mais qui parvient à soulever de grandes questions. C’est d’abord un huit-clos truqué. Le film ne nous présente que trois protagonistes doués de parole. Tout d’abord, Nathan Bateman (l’excellent Oscar Isaac), ingénieur de génie et PDG de la société BlueBook, une entreprise dans la veine de Google. Bateman est retranché dans une sublime villa high-tech perdue dans les montagnes du Grand Nord, cadre de l’intrigue et qui lui sert de laboratoire d’expérimentation pour le développement de ses IA. Le temps d’un week-end, il y invite l’un de ses plus brillants employés et programmeurs, Caleb Smith (Domhnall Gleeson), afin de réaliser le test de Turing sur son dernier projet, une gynoide dotée d’intelligence (et d’une conscience ?), la bien-nommée Ava (en référence à la première femme, interprétée ici par Alicia Vilkander).
Le film serait donc, à première vue, une transposition scénarisée pour le grand écran du fameux test des intelligences artificielles exposé par Alan Turing dans son article de 1950. Dans celui-ci, le mathématicien et pionnier de l’informatique proposait de soumettre un interrogateur humain à un jeu de questions-réponses, d’abord avec une personne puis avec un ordinateur, pour voir si ce dernier était capable de tellement bien imiter l’être humain que l’interrogateur ne soit plus en mesure de déterminer s’il interagissait avec une machine ou une personne. Si le testeur pense qu’il interagit avec un autre être humain (et donc se trompe), alors la machine passe le test et peut être considérée comme faisant preuve « d’intelligence artificielle ».
Garland utilise ce test comme toile de fond pour développer des tropes bien connus des amateurs et amatrices de science-fiction : l’IA captive et vengeresse, charmante puis flippante, dont le but est probablement de causer la « robolution » qui viendra détruire l’humanité, mais aussi celui du scientifique fou, puisque Nathan Bateman apparait rapidement comme un pervers narcissique et alcoolique, qui maltraite domestiquement et sexuellement ses créations.
L’influence de la littérature gothique est également très présente, puisque l’on retrouve à peu près tous les ingrédients du genre, contenus par exemple dans Frankenstein ou Dr Jekyll and Mr. Hyde : la scène se passe dans un lieu isolé perdu au milieu d’une nature féérique et verdoyante, une base hautement sécurisée, sorte de château ultra-moderne d’un milliardaire de l’informatique, un endroit qui se révèle vite claustrophobique et labyrinthique et qui cache en son sein des laboratoires et des chambres secrètes où ses créatures, fruits de son génie et de ses fantasmes, restent captives à sa merci.
Une fois ces enjeux rapidement posés par le réalisateur, Ex Machina va pouvoir se concentrer sur le véritable coeur du film, Ava, en trouvant le ton juste pour parler au plus grand nombre de l’épineux problème soulevé par l’évènement d’une intelligence artificielle.
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Qui de nous deux teste l’autre ?
Contrairement au test de Turing classique, ici, face au testeur, le logiciel et l’humain ne font qu’un. On découvre le corps robotique pour le moins suggestif d’Ava, un robot au visage d’ange, sur un corps de femme aux muscles métalliques, révélant sous une enveloppe transparente des organes scintillants de diodes au silicium. Alicia Vilkander livre une prestation bluffante et son cyborg, aussi humain que robotique, devient rapidement troublant. Et c’est là toute l’originalité du test que propose Nathan : Caleb sait déjà pertinemment qu’Ava est une machine. Ses interactions avec elle permet au film de disserter sur ce qui façonne l’être humain. Où s’arrête la simulation ? Ou commence la conscience ? Mais ce qui intéresse surtout Nathan au moment d’inviter Caleb à faire ce test (et pour lequel il a donné à Ava une apparence basée sur les préférences pornographiques de son employé), ce n’est pas de savoir si sa créature peut passer un test arbitraire de langage et réponse, mais bien de savoir si elle est réellement sensible et consciente.
Nathan pipe donc les dés dès le départ : Caleb, davantage que l’examinateur, est une composante du test. Ava est en effet programmée par son créateur pour maitriser un large spectre d’émotions humaines, le flirt, la séduction et la sexualité. Il fait également en sorte de la conduire à croire que Caleb est son seul moyen d’échapper à la captivité dont elle est victime.
Et c’est toute la beauté qu’offre le dénouement du film, et donc du test qui s’y déroule : Ava se comportera exactement comme l’aurait fait un prisonnier humain. En usant de manipulation affective, elle charme Caleb qui, complètement en proie au syndrome du sauveur à la rescousse de sa belle en détresse, s’éprend rapidement d’elle au point de l’amener à manigancer, à l’insu de son hôte, pour la faire échapper de sa prison. Ava retourne donc « l’arme » qu’avait élaborée Nathan pour soumettre son employé au test d’interaction avec la machine, en usant de son corps, de sa féminité et de sa capacité à savoir interagir avec les émotions des autres pour s’extraire du cadre auquel elle était circonscrite, passant donc le test haut la main en trouvant les moyens d’y échapper aux dépens de son créateur. Et l’on comprend peut-être alors que le film était autant un test soumis aux spectateurs qu’à Ava. Enfin, et au-delà de ce renversement final, le film est donc également une invitation à repenser la pertinence du test de Turing vis-à-vis des intelligences artificielles modernes.
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Définir et mesurer l’intelligence des machines de demain
Encore aujourd’hui, le test de Turing fait figure de standard pour déterminer l’intelligence d’une machine, en dépit de nombreuses critiques formulées au fil des années. Comme expliqué précédemment, le test ne mesure pas la capacité d’une machine à répondre correctement à une question, mais à quel point ses réponses ressemblent à celles que fournirait un humain.
En 1966 déjà, un programme capable de passer le test de Turing voit le jour. Baptisé ELIZA, ce programme était en mesure d’examiner un texte à la recherche de mots-clés pour formuler une réponse cohérente. Si aucun mot-clé n’était trouvé, ELIZA répondait de façon générique. Ainsi conçu, il parvint à convaincre de nombreux examinateurs qu’il était une vraie personne. En 1972, un programme similaire à ELIZA, baptisé PARRY, est conçu pour imiter le comportement d’un schizophrène paranoïaque. Un groupe de psychiatres fut chargé d’analyser des patients schizophrènes humains et des ordinateurs faisant tourner PARRY. Un autre groupe de 33 psychiatres reçut les transcriptions de ces échanges, chargés d’identifier quels patients étaient humains, et lesquels étaient des ordinateurs. 52% du temps, les psychiatres furent trompés.
De nos jours, de tels programmes ont été largement perfectionnés et sont communément connus comme des « chatbots ». Ceux d’entre nous qui utilisent souvent Tinder ont peut-être même déjà conversé avec l’un d’entre eux ! Et il en va de même pour ceux qui, plus innocemment, auraient été victimes de malware cherchant à les convaincre de révéler des données personnelles. Ces développements récents ont entrainé un débat plus profond sur la nature de l’intelligence, la possibilité d’une intelligence des machines, et la valeur du test de Turing.
La principale force de ce dernier demeure sa simplicité. Pour passer le test avec succès, l’IA doit utiliser le langage naturel, la raison, la connaissance et l’apprentissage. De fait, ce ne sont pas les capacités de traitement de l’information ou d’accumulation de savoir qui sont mises à l’épreuve, mais plutôt la faculté à faire preuve d’empathie. Mais dès lors, le test de Turing ainsi énoncé vérifie moins l’intelligence d’une machine que sa faculté à se comporter comme un être humain. Si une machine se montrait plus intelligente qu’un humain, en résolvant un problème mathématique complexe, elle risquerait d’échouer au test en suscitant les soupçons des examinateurs.
Par ailleurs, le Test de Turing évalue uniquement la façon dont la machine se comporte. Une machine peut passer le test en simulant un comportement intelligent ou conscient, sans pour autant comprendre la conversation (c’était le cas d’ELIZA). Enfin, le biais humain est également problématique : lors des itérations de tests effectués par le passé, des examinateurs confondaient régulièrement des humains participant au test avec des machines…
Face à tous ces problèmes, de nombreux chercheurs considèrent que le test de Turing ralentit aujourd’hui la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle. D’autres formes de test sont désormais à l’étude pour réellement mesurer l’intelligence concrète d’une machine. Le co-fondateur d’appel, Steve Wozniak, suggérait ainsi un « Coffee test » pour tester leur futures IA robotiques : mettre au défit un robot d’entrer dans votre maison, de trouver la cuisine et d’y faire couler un café. L’idée est qu’au lieu de nous efforcer de rendre les IA indiscernables des humains, notre ambition devrait être de construire des IA qui augmentent l’intelligence humaine et améliorent notre vie quotidienne d’une manière équitable et inclusive.
De nos jours, les avions sont testés sur leur capacité à voler en toute sécurité, et non pas sur leur capacité à se comporter comme des oiseaux. Avec les progrès de l’informatique et de l’intelligence artificielle, le test de Turing nécessitera certainement une refonte de ses contours. Il demeure que le traitement ici adopté par Alex Garland du thème de l’intelligence artificielle et de son rapport à l’être humain dans le futur, à travers une itération grandeur nature du test, est une franche réussite. Le romancier et scénariste britannique, passé à la réalisation, nous livre un thriller étouffant et une belle relecture du mythe du monstre de Frankenstein. Et c’est aussi un vrai bonheur de voir que l’anticipation peut être parfois intimiste et philosophique, loin du déballage tape-à-l’œil d’explosions, d’acteurs en souffrance sur fond vert et d’effets trop spéciaux.
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Fiche du film :
- Ex Machina (2015)
- Réalisateur : Alex Garland
- Distribution : Oscar Isaac, Alicia Vilkander, Domhnall Gleeson
- Synopsis : Caleb se voit offrir une chance inestimable. Suite à un loterie, il est désigné pour rencontrer Nathan, le PDG de Bluebook, une multinationale toute-puissante des nouvelles technologies. En sa qualité de programmateur, il présente également les meilleures dispositions pour comprendre le projet secret de Nathan. Celui-ci s’est retranché dans une luxueuse demeure au milieu de nul part pour mener à bien son expérience. Caleb découvre avec stupeur que Nathan est sur le point de révolutionner le monde en créant la première I.A. Il ne reste qu’un seul détail avant de réaliser cet exploit, il faut qu’Ava, l’intelligence artificielle en question, réussisse à passer le test de Turing.