Envoyer un simple mail, lancer une série en streaming, retrouver un fichier stocké dans le cloud… À première vue, rien de plus léger. Le numérique donne l’illusion d’un monde dématérialisé, presque propre, où l’information circule sans laisser de traces. Pendant longtemps, cette idée a dominé les discours. Aujourd’hui, la recherche scientifique raconte une histoire plus nuancée. Non pas celle d’un numérique à bannir, mais celle d’un secteur arrivé à maturité, dont les impacts deviennent enfin mesurables. 

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Le moment où le numérique devient un vrai secteur industriel

Les travaux récents menés par l’ADEME et l’Arcep ont posé un cadre clair. En France, le numérique représente désormais environ 4,4 % de l’empreinte carbone nationale. À l’échelle mondiale, les estimations convergent autour de 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre. Des chiffres comparables à ceux de secteurs historiquement surveillés, comme l’aviation civile.

Ce que disent ces données n’est pas que le numérique serait intrinsèquement polluant. Elles disent surtout qu’il n’est plus marginal. Il est devenu une infrastructure de base de nos sociétés, avec des effets systémiques. À partir de là, continuer à le considérer comme immatériel n’a plus vraiment de sens.

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Bienvenue dans le cloud. Température contrôlée, lumière bleue et serveurs qui ne dorment jamais.

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Derrière le cloud, une réalité très concrète

L’un des apports majeurs des recherches récentes est d’avoir déplacé le regard. Longtemps, l’attention s’est focalisée sur les appareils et les usages. Désormais, ce sont les infrastructures qui concentrent l’intérêt, en particulier les data centers. Ces centres de données, indispensables au cloud, au streaming et à l’essor de l’intelligence artificielle, représentent une part croissante de l’empreinte environnementale du numérique.

Mais là où le débat public se crispe parfois, la recherche reste plus nuancée. Les data centers sont aussi l’un des maillons les plus rapidement optimisables du système numérique. Leur efficacité énergétique progresse, les solutions de refroidissement évoluent, l’intégration aux énergies renouvelables s’améliore. Le problème est identifié, donc potentiellement maîtrisable.

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L’intelligence artificielle pourrait changer la donne

Un autre élément commence à peser de plus en plus lourd dans les projections des chercheurs : l’intelligence artificielle. Les modèles de langage, les outils génératifs, les systèmes de recommandation reposent sur des infrastructures bien plus gourmandes que les usages numériques classiques. Entraîner un modèle d’IA mobilise des milliers de serveurs, parfois pendant plusieurs semaines, avec une consommation énergétique sans commune mesure avec celle d’une simple application.

Les études les plus récentes soulignent que l’essor de l’IA pourrait rebattre les cartes de l’empreinte numérique mondiale. Non pas parce qu’elle serait inutile ou superflue, mais parce qu’elle accélère brutalement la demande en calcul, en stockage et en refroidissement. C’est d’ailleurs pour cette raison que plusieurs rapports institutionnels précisent que les chiffres actuels de la pollution numérique sont probablement sous-estimés, car ils ne prennent pas encore pleinement en compte cette nouvelle vague technologique.

Pour autant, la recherche ne se contente pas d’alerter. Elle observe aussi que l’IA devient un outil clé pour optimiser les infrastructures elles-mêmes : gestion fine des flux énergétiques, prédiction des pics de consommation, amélioration du rendement des data centers. Là encore, le numérique crée ses propres tensions, mais aussi ses propres leviers de correction. Cette course à la puissance ne fait que remettre en lumière une réalité plus ancienne, souvent oubliée : avant même de consommer de l’énergie, le numérique consomme de la matière.

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Avant d’être intelligent, connecté ou “dernier modèle”, un appareil passe surtout par la case usine et il pollue déjà…

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Le vrai poids du numérique commence avant l’allumage

Autre enseignement central des études scientifiques : l’essentiel de l’impact environnemental des équipements numériques se joue au moment de leur fabrication. Extraction de métaux, chaînes d’approvisionnement mondialisées, consommation d’énergie et d’eau, un smartphone concentre une grande partie de son empreinte carbone avant même d’avoir servi.

Ce constat ne remet pas en cause l’innovation technologique. Il en redéfinit les priorités. Allonger la durée de vie des appareils, favoriser la réparabilité, développer le reconditionné deviennent des leviers majeurs. Là encore, la recherche ne plaide pas pour moins de numérique, mais pour un numérique plus durable dans sa conception. Une fois les appareils en circulation, l’histoire ne s’arrête pas là. Leur impact environnemental continue de se jouer, jour après jour, dans la manière dont ils sont utilisés.

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Les usages, cet angle mort longtemps négligé

Après les infrastructures et les équipements, la recherche s’est penchée sur un terrain plus diffus, mais tout aussi structurant : nos usages quotidiens. Individuellement, elles semblent anodines. Collectivement, elles pèsent lourd. Une étude relayée par Le Monde estime que l’empreinte carbone annuelle liée aux usages numériques d’un individu peut être comparable à plusieurs milliers de kilomètres parcourus en voiture.

Ce chiffre ne vise pas à culpabiliser. Il rappelle une logique propre au numérique : celle de l’accumulation. Vidéos en haute définition, stockage massif de données, multiplication des services en ligne, l’impact ne vient pas d’un geste isolé, mais de leur répétition à grande échelle.

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Le numérique a longtemps avancé à toute vapeur. Les enquêtes commencent seulement à mesurer la longueur du trajet.

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Mesurer pour agir : le numérique comme condition de la transition

Face à cette accumulation d’impacts, une question s’impose alors : comment reprendre la main ? C’est l’un des paradoxes les plus intéressants mis en lumière par la recherche récente : sans outils numériques, une grande partie des impacts environnementaux resterait invisible. Consommations d’énergie, flux de mobilité, émissions de CO₂, tensions sur les réseaux, rien de tout cela ne peut aujourd’hui être compris finement sans capteurs, plateformes de suivi et outils d’analyse.

Autrement dit, le numérique ne sert pas seulement à produire ou à consommer plus. Il sert aussi à voir. Et ce changement est décisif. Là où les politiques publiques et les entreprises raisonnaient autrefois à partir d’estimations grossières, elles disposent désormais de données précises, presque en temps réel, sur leurs usages et leurs impacts. La recherche montre que cette capacité de mesure transforme profondément la manière d’agir.

C’est ici que le numérique change de statut. Il cesse d’être uniquement un sujet environnemental pour devenir un outil de pilotage et de gouvernance. Un rôle encore peu visible dans le débat public, mais central dans les travaux de recherche. Sans numérique, il n’y a pas de transition mesurable. Et sans mesure, il n’y a pas de stratégie.

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Quand les chiffres s’accumulent, le débat sort des laboratoires. Le numérique devient alors une question de choix publics. 

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Quant le débat devient politique

Mais les chercheurs ne s’arrêtent pas au constat des impacts. Les études publiées ces dernières années montrent une relation non linéaire entre numérique et émissions de CO₂. À court terme, le déploiement rapide des technologies peut augmenter la consommation énergétique. À plus long terme, le numérique peut aussi réduire l’intensité carbone d’autres secteurs, en optimisant les réseaux électriques, en limitant certains déplacements ou en améliorant la gestion des ressources. La science ne dit pas que le numérique est automatiquement vertueux. Elle dit qu’il est un amplificateur. Il amplifie les choix techniques, économiques et politiques qui l’accompagnent.

À mesure que les données s’accumulent, la question devient politique. Dans plusieurs pays, des projets de data centers suscitent désormais des débats publics sur l’énergie, l’eau et l’aménagement du territoire. Pour des territoires comme la Nouvelle-Calédonie, le sujet prend une dimension particulière. Le numérique y est à la fois un levier de continuité, d’innovation et d’ouverture, mais aussi un enjeu énergétique et infrastructurel.

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Bref…

La prochaine fois qu’un mail partira, que vous lancerez une série ou qu’un fichier remontera du cloud, rien ne sera visible à l’écran. Mais derrière ce geste anodin, imaginez toute une chaîne d’infrastructures, d’usages et de choix collectifs continuera de fonctionner. Le numérique reste immatériel en apparence. C’est précisément ce qui le rend si difficile à appréhender.

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