En rencontrant Dimitri Justeau-Allaire afin d’échanger avec lui sur ses travaux de thèse, l’équipe de Neotech s’attendait à passer un quart d’heure résolument technique ! Pourtant, ce chercheur pour l’Institut Agronomique Calédonien (IAC) nous a offert un moment savoureux et instructif. Au programme : la santé des forêts calédoniennes, la planification de la conservation des écosystèmes calédoniens mais aussi l’utilisation de l’intelligence artificielle pour soutenir la prise de décision des chercheurs et des décisionnaires du pays. Une promenade scientifique au beau milieu de notre Grande Terre…

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Bonjour Dimitri, pour commencer, peux-tu te présenter et raconter ton parcours à nos lecteurs ? 

Bonjour aux lecteurs de NeoTech ! Je m’appelle Dimitri Justeau-Allaire et je suis actuellement post-doctorant pour l’Institut Agronomique Calédonien (IAC) en planification de la conservation. Pour en arriver là aujourd’hui, j’ai suivi une formation généraliste d’ingénieur avec une spécialisation dans l’informatique, plus précisément dans l’aide à la décision, à l’École des Mines de Nantes qui s’appelle maintenant l’IMT Atlantique

Après ce diplôme, de 2013 à 2014, j’ai travaillé en Guinée-Conakry, au sein d’une ONG avec pour objectif d’améliorer le système de gestion des données sanitaires. Cela concernait principalement le VIH. C’est à la suite de ce projet que je suis arrivé en Nouvelle-Calédonie pour travailler avec l’IAC en tant qu’ingénieur informaticien, de 2015 à 2017, au sein d’une unité mixte de recherche (UMR) qui accueille des agents de l’IRD, de l’IAC mais aussi du CIRAD et de l’association ENDEMIA

A l’issue de ces deux années, j’ai eu envie de présenter une thèse. Avec mon responsable en Nouvelle-Calédonie, Philippe Birnbaum, et mon ancien professeur d’informatique Xavier Lorca nous avons rédigé le sujet de cette thèse et trouvé des financements. Je l’ai ensuite rédigée entre Montpelier et Nouméa, de 2017 à 2020, date à laquelle je l’ai soutenue avec succès. 

Dimitri Justeau-Allaire
Des chercheurs sont passés par là ! © Dimitri Justeau-Allaire

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Peux-tu nous présenter ton équipe ? 

Je fais partie de l’équipe « SolVeg » de l’IAC, et suis accueilli à l’implantation de l’UMR « AMAP » à Nouméa.  Cette UMR (Unité Mixte de Recherche) est basée à Montpelier et s’intéresse aux plantes et formations végétales, surtout dans les zones tropicales et sous différents angles : l’architecture des plantes, leur dynamique, la télédétection etc. 

La Nouvelle-Calédonie dispose d’une implantation de cette UMR au sein de l’IRD à Nouméa, avec une composante informatique importante.

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Tu as réalisé une thèse intitulée « Planification systématique de la conservation basée sur les contraintes, une approche générique et expressive : application à l’aide à la décision pour la conservation des forêts de Nouvelle-Calédonie ». Technique ! Peux-tu définir les termes clés de cette dénomination ?

D’abord, il faut savoir que lorsqu’on parle de « conservation », il s’agit de la conservation de la nature et de la biodiversité. Pour « conserver », des actions telles que la création de réserves naturelles, le lancement de projets de restauration écologique ou l’évolution de la législation sont nécessaires. Malheureusement, ces projets bénéficient de ressources limitées. Il faut donc être efficace ! C’est pour ça qu’on cherche à planifier ces actions. D’où la dimension « systématique », puisque l’on cherche à avoir des approches systématiques et rationnelles – que l’on puisse reproduire – basées sur des données quantifiables. Voilà donc pourquoi mon sujet portait sur la « planification systématique de la conservation ». 

Ensuite, il est important de savoir que les gestionnaires qui planifient cette conservation doivent composer avec des contraintes. Il s’agit de contraintes sociales, économiques et législatives. L’idée est alors d’intégrer au mieux ces contraintes dans nos recommandations, de façon à mieux les aider dans leurs prises de décision, mais aussi afin de leur montrer que la conservation n’est pas forcément incompatible avec le développement économique et social

En ce qui concerne la mention « approche générique et expressive » de mon sujet, ça fait référence à l’aspect adaptatif des outils que j’ai proposé dans ma thèse. En effet, plus on est capable de s’adapter à un problème de conservation en particulier, plus on va être pertinent dans les recommandations que l’on va pouvoir apporter. Par exemple, les aspects législatifs d’un projet de conservation ne seront pas les mêmes en Nouvelle-Calédonie qu’en Australie. Il en va de même de l’aspect technique : par exemple, l’accessibilité aux zones géographiques ne va pas être la même dans le Grand Nouméa ou sur la côte oubliée. L’idée est alors de bénéficier d’outils qui vont être capables de s’adapter à ces différents contextes en intégrant les diverses contraintes d’un projet. 

Enfin, pour ce qui est des « forêts en Nouvelle-Calédonie », ça reflète que toutes les données qui ont servi à illustrer mon propos ont été collectées autour des forêts du territoire. 

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Qui sont donc ces fameux gestionnaires calédoniens avec qui tu collabores et que vous conseillez à travers votre travail ?

En Nouvelle-Calédonie, la gestion de l’environnement est une compétence déléguée aux Provinces. Par exemple, pour la Province Sud, il s’agit de la DDDT (Direction du Développement Durable des Territoires). En Province Nord, il s’agit du SIEC (Service Impact Environnement et Conservation). Enfin, en ce qui concerne la Province des Iles, on est sur un cas un peu plus spécifique car cette Province ne compte pas d’aire protégée sur son territoire. 

Dimitri Justeau-Allaire
Une thèse qui vous fait respirer le grand air ! @ Dimitri Justeau-Allaire

Chaque Province a donc son code de l’environnement, et celle des Iles a fait le choix d’associer son code aux pratiques de gestion coutumière de la nature, en partant du principe que la culture locale ne dissocie pas l’Homme de son environnement etc. A noter qu’une dernière spécificité propre à la Nouvelle-Calédonie se situe dans l’existence du Parc Naturel de la Mer de Corail, pour sa part entièrement géré par le Gouvernement. 

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Cette « Planification Systématique de la Conservation » est basée sur « la modélisation, l’optimisation et l’informatique » : en quoi ces outils jouent-ils un rôle crucial pour aborder les problématiques environnementales ? 

Pour commencer, ces problématiques environnementales impliquent la prise en compte d’un important volume de données hétérogènes : des points d’occurrence de plantes, des cartes d’occupation des sols, des cartes d’altitude… La modélisation et l’informatique sont alors des outils essentiels pour pouvoir manipuler toutes ces données. Comme nous l’avons déjà dit, les problématiques environnementales impliquent aussi de nombreuses contraintes et des budgets souvent limités. C’est pour ça que nous avons besoin de recourir à l’optimisation pour proposer des solutions qui soient pertinentes et véritablement bénéfiques. Cette « optimisation » peut donc concerner l’aspect financier et économique mais aussi la maximisation de l’impact d’une action pour un budget donné. Par exemple, si l’on dispose de « X » millions de francs à investir dans un projet de réserve, comment peut-on investir au mieux cet argent pour maximiser le bénéfice attendu sur la protection des espèces ?

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« La programmation par contrainte » est une méthode issue de l’intelligence artificielle. Comment définirais-tu cette approche formelle et quelle est son lien avec l’iA ? 

La « programmation par contraintes » est une approche qui permet de représenter des problèmes sous forme de variables et de contraintes mathématiques. Quand un problème peut être représenté sous cette forme, on va pouvoir automatiser sa résolution avec un ensemble d’algorithmes qui vont être capables d’exploiter la structure du problème pour le résoudre de manière efficace. 

Pour résumer, en « programmation par contraintes », l’utilisateur va décrire son problème et l’ordinateur va le résoudre. On est donc face à un outil de raisonnement automatique. Le raisonnement automatique est une branche de l’intelligence artificielle, au même titre que l’apprentissage automatique mieux connu du public. 

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Peux-tu illustrer cette approche par un cas d’usage ? 

Un cas d’école largement utilisé dans l’enseignement de ces approches, c’est le sudoku. Il s’agit d’un jeu avec une grille, des chiffres et des règles du jeu. Les numéros doivent être différents sur chaque ligne, colonne et carré de la grille. Ce que l’on va faire pour résoudre ce problème avec la programmation par contraintes, c’est associer chaque cellule à une variable qui va prendre un chiffre entre 1 et 9, puis paramétrer les contraintes qui correspondent aux règles du jeu dans un « solveur ». A partir de ces règles, le solveur va être capable d’apporter une solution à ce problème, ou de nous dire s’il n’en existe pas.

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Et dans le cas de l’apprentissage automatique ? 

L’apprentissage automatique correspond à ce que le grand public connait sous le nom de « machine learning ». Dans ce cas, on va partir des données pour produire une action ou parvenir à une connaissance. Par exemple, à partir d’un grand volume de photos de chats, on va apprendre à l’ordinateur à reconnaitre un chat. Dans le cas du raisonnement automatique, au contraire, nous ne partons pas des données mais d’un problème que l’on donne à résoudre à l’ordinateur. Cet ordinateur part de mécanismes de raisonnement basés sur les mathématiques et la logique pour parvenir à résoudre le problème. 

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Comment cela se transpose-t-il à la conservation des forêts ? 

J’ai identifié les contraintes liées à la conservation des forêts : des contraintes de gestion, économiques, écologiques ou sociales. Imaginons que l’on cherche à identifier une zone que l’on cherche à passer au statut de réserve ; nous allons représenter un espace géographique avec des variables mathématiques et nous allons demander à l’ordinateur d’identifier une zone qui respecte les contraintes précédemment identifiées. 

Dimitri Justeau-Allaire
Le parc naturel du Mont Humboldt, une des aires protégées du Caillou ! © Dimitri Justeau-Allaire

Par exemple, parmi ces contraintes, la zone doit comprendre des espèces menacées, doit avoir telle taille maximale par rapport au budget alloué, doit permettre d’être un corridor écologique vers une autre zone protégée, etc. A partir de ces contraintes, l’ordinateur doit parvenir à identifier la zone adéquate. 

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Ton travail consiste donc à créer le système informatique qui puisse parvenir à ce résultat ? 

Effectivement, je dois modéliser le problème et créer des outils qui permettent à partir d’une formulation « métier », c’est-à-dire en des termes plus proches des gestionnaires et des écologues, de parvenir à une traduction mathématique pour ensuite obtenir des cartes et des plans de conservation qui serviront à aider la prise de décision. 

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Tu as réalisé un cas d’étude avec les gestionnaires du Parc Provincial de la « Côte Oubliée » : quelle était la problématique de départ, à quelles conclusions êtes-vous arrivés et comment ?

Le Parc Provincial de la Côte Oubliée a été créé par la Province Sud en 2019, soit en plein milieu de ma thèse. J’ai donc échangé avec les gestionnaires de ce projet qui cherchaient à définir les contours de leur plan de gestion. Ils m’ont partagé leur budget pour la reforestation et, à partir de là, j’ai proposé de les aider dans leur prise de décisions. 

Dimitri Justeau-Allaire
Une des solutions proposées pour la reforestation dans le Parc Provincial de la “Côte Oubliée – Woen Vùù – Pwa Pereeù”, tenant compte des contraintes socio-économiques des gestionnaires et maximisant le bénéfice potentiel pour la connectivité entre les habitats forestiers. © Dimitri Justeau-Allaire.

Il a ensuite fallu inventorier leurs contraintes, par exemple le souhait d’impliquer les deux districts coutumiers locaux dans la reforestation. Il y avait également des grosses contraintes d’accessibilité sur la côte oubliée. Il a donc fallu proposer un plan de reforestation satisfaisant ces contraintes budgétaires et techniques tout en optimisant, sur le plan écologique, la réduction de la fragmentation forestière et la maximisation de la connectivité forestière. Pour ce faire, on s’est basé sur des indices écologiques à l’échelle du paysage. 

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La modélisation a donc permis de déterminer quelles plantes allaient servir à cette reforestation ?

Pas du tout ! Ce sont les écologues spécialistes de ces questions-là qui, par leurs travaux, déterminent les végétaux qu’il faudra replanter. En ce qui concerne mon apport, il s’agissait de déterminer les zones d’intérêt. Par exemple, en choisissant à l’échelle du paysage de replanter dans telle zone, nous allons pouvoir reconnecter entre eux deux massifs forestiers. Mon travail se situe davantage en amont du terrain, là où les écologues vont déterminer en aval les espèces à replanter. 

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Peut-on revenir sur le rôle de la « data » dans la conservation environnementale ? 

Les données sont la matière première sur laquelle s’appuie la biologie. Les biologistes s’appuient sur ces datas pour dégager des connaissances sur les communautés d’espèces et sur les écosystèmes. Ces connaissances seront indispensables pour prendre de bonnes décisions, puisque pour protéger quelque chose, il nous faut le comprendre un minimum ! 

Ces données biologiques sont toutefois longues et coûteuses à obtenir, ce qui amène sont lot de défis… Par exemple, comment prendre des décisions quand on dispose seulement de données éparses et incomplètes ? Je préciserais toutefois que mon travail ne consiste pas à établir ces données : c’est celui des botanistes qui identifient les plantes et les zones où elles se situent. Des instituts comme l’IRD ou l’IAC disposent de réseaux de parcelles qui nous donnent les points d’occurrence des espèces et qui vont permettre aux écologues de dégager des connaissances générales sur les forêts.  Les bureaux d’étude, lorsqu’engagés par des professionnels miniers, sont également chargés d’étudier des terrains et sont donc des fournisseurs de données utiles par ailleurs. 

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Pour en revenir à présent à l’aspect gestionnaire, en quoi la recherche peut-elle influer sur les politiques locales en matière de conservation ? 

En « recherche », il existe une discipline qui s’appelle « biologie de la conservation ». Elle découle de la biologie et de l’écologie, mais implique de très nombreuses autres disciplines, de l’informatique à la philosophie environnementale en passant par le droit. Elle a été créée face au constat de la dégradation des écosystèmes avec trois objectifs. Les deux premiers sont fondamentaux, à savoir documenter la biodiversité d’abord et mesurer l’impact de l’homme sur la nature ensuite. Enfin, à partir de ces savoirs, le dernier objectif vise alors à pouvoir réaliser des transferts de la science vers la gestion politique

La planification de la conservation en est un exemple. Malgré tout, on déplore souvent un fossé entre la recherche et la mise en place concrète sur le terrain des recommandations qui en résultent. Malgré les belles histoires et les exemples de réussite, ce fossé perdure entre la recherche qui alerte et la réaction concrète sur le terrain. La recherche doit faire sa part en s’efforçant d’aller à la rencontre des gestionnaires et les décideurs doivent quant à eux revoir leur paradigme et leur mode de fonctionnement pour intégrer ces problématiques.

Dimitri Justeau-Allaire
Un exemple d’aide à la décision: identifier des zones forestières à protéger avec un budget restreint, de manière à couvrir toutes les espèces d’arbre connues dans la zone, et avec des zones tampon. © Dimitri Justeau-Allaire

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Quel est ton regard sur la santé des forêts calédoniennes actuellement et en quoi la technologie et la recherche peuvent-elles aider à leur conservation ? 

N’étant pas écologue de formation, mon regard sur cette question s’appuie sur ce que mes collègues et mes différentes lectures m’ont appris. Ce que je sais, c’est donc que les forêts calédoniennes sont mises à mal depuis longtemps. Il y a eu la sylviculture historique dans les anciennes forêts du sud, le feu, l’exploitation du nickel et l’introduction des cerfs… 

La déforestation a été intense sur le territoire. Je sais aussi que tout n’est pas perdu car la forêt a la capacité de se régénérer. Malheureusement ce processus sera nécessairement long et il faut peu de choses pour détruire des siècles d’histoire forestière… La technologie, lorsqu’elle est mise au service de la recherche, nous permet de mieux comprendre la dynamique des forêts et d’accompagner les gestionnaires pour mieux intégrer les problématiques environnementales dans la prise de décision. 

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Penses-tu que ce travail sur la conservation des forêts en Nouvelle-Calédonie est applicable à d’autres territoires ? 

Bien sûr ! Tous mes travaux s’inscrivent dans la continuité d’une discipline de recherche active partout dans le monde : en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis ou en Afrique du Sud… Certaines questions abordées sont très spécifiques au territoire calédonien mais il est toujours possible de les généraliser à d’autres. 

Les problématiques environnementales, quant à elles, sont malheureusement communes à toute la planète, tout comme la déforestation dans les zones tropicales. Nos problématiques de recherche ne sont pas isolées. 

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Quelques bonnes nouvelles à nous partager sur les forêts calédoniennes ? 

Je peux parler d’un projet en cours avec la Province Nord. Il s’agit du projet ADMIRE, sur lequel mon équipe de recherche travaille et qui va justement s’intéresser à la régénération forestière. Pour l’instant, nous n’avons pas encore de résultats publiables mais nous avons déjà pu comparer des images aériennes de 1976 et d’aujourd’hui. Il apparait que certaines zones qui n’étaient pas forestières en 1976 le sont devenues aujourd’hui. Il ne faut donc pas voir les zones dégradées comme perdues, mais au contraire comme de potentielles forêts d’avenir !  

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Un dernier mot pour la route ? 

Nous avons beaucoup parlé de mon travail sur la planification de la conservation. Ce travail s’inscrit toutefois dans la continuité de nombreux autres travaux. Nous sommes une grande équipe de chercheurs, de stagiaires, de doctorants et post-doctorants. Si les lecteurs de Neotech s’intéressent aux forêts de Nouvelle-Calédonie, il existe donc de nombreuses ressources accessibles en ligne

C’est le cas de « Niamoto.nc » qui recense différents résultats issus des travaux de mon équipe. Vous pouvez également visiter « Endemia.nc » pour en apprendre davantage sur la diversité des plantes calédoniennes, ou même découvrir l’herbier de Nouvelle-Calédonie qui est un outil patrimonial de recensement des espèces. Enfin, je vous recommande également un ouvrage à paraitre, « L’Atlas des forêts de la Province Nord de Nouvelle-Calédonie ». 

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