Il est un navire bien étrange qui flotte au bout du ponton A de la Marina de Port Moselle… Recouvert de panneaux solaires, surmontés par deux mâts rigides, Energy Observer est actuellement en escale à Nouméa jusqu’à mi-septembre. Après un tour de France, un tour de la Méditerranée, un passage en Europe du Nord puis une transatlantique et une transpacifique, le navire laboratoire qui fonctionne entièrement aux énergies renouvelables et à l’hydrogène “recharge ses batteries” sur notre belle île. Rencontre avec son capitaine, Jean-Baptiste Sanchez, qui nous raconte cette drôle d’épopée.

Bonjour Jean-Baptiste et bienvenus à Nouméa ! Tu es le capitaine d’Energy Observer, actuellement en escale dans notre belle Marina de Port Moselle. Parle-nous de ce magnifique catamaran !  

Bonjour à tous les lecteurs de NeoTech ! Effectivement, je m’appelle Jean-Baptiste Sanchez et je suis capitaine sur Energy Observer ; ce projet est né lorsque Victorien Erussard, Officier de Marine Marchande et coureur au large, disputait la route du Rhum. Pendant la course, black-out en pleine traversée de l’Atlantique ! Plus d’électricité, plus de pilote automatique, plus de fichiers météo, plus d’informatique alors qu’il y avait du vent et du soleil, deux sources illimitées d’énergies naturelles. À son retour, il a fédéré ses partenaires et d’autres sponsors pour lancer ce projet en 2013. 

Energy Observer est un bateau en fibres composites – kevlar, carbone… – et donc pas forcément propre… mais il est avant tout recyclé ! Construit en 1983 pour la Transat Québec – Saint-Malo, les bandes de carbone et de kevlar en faisait un navire ultra-performant et innovant. En 1984, il fait plus de 500 milles en 24h et gagne la transat avec Mike Birch. Aujourd’hui, nous avons conservé les flotteurs et les trois bras de liaison. Il a ensuite été récupéré par Peter Blake pour le Trophée Jules Vernes qui lui a ajouté deux poutres longitudinales pour affronter les mers du sud. Résultat : une nouvelle victoire en 1994 ! C’est donc déjà un bateau qui a quelques tours du monde à son actif.

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Et alors, après toutes ces courses, où était-il et comment l’avez-vous recyclé ? 

Lorsque le projet s’est créé, le catamaran était laissé à l’abandon à Lorient ; l’équipe a commencé par ôter le gréement, ajouté une nacelle qui fait office d’espace de vie sur les bras de liaison avant d’intégrer toutes les technologies ; dans les flotteurs, on trouve tous les systèmes de production d’hydrogène, les piles à combustible et les composants de propulsion. Le bateau fonctionne aujourd’hui à plusieurs sources d’énergies renouvelables (soleil, vent, courants marins) et à l’hydrogène. 

Energy Observer arrive en Nouvelle-Calédonie © Energy Observer Productions – David Champion

Après 2013, l’équipe a grossi et une collaboration avec le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) a permis de déployer les premiers panneaux solaires bifaciaux et de développer toute la chaîne de production d’hydrogène embarquée. L’hydrogène nous permet de stocker le surplus d’énergie produit par nos énergies renouvelables et de restituer cette énergie pour la propulsion et la vie à bord lorsqu’il n’y a ni vent, ni soleil, et lorsqu’il fait nuit par exemple. Nous essayons de garder nos batteries 400 volts lithium-ion à un niveau de charge compris entre 30% et 100%. Au maximum de leur charge, elles permettent une autonomie d’environ 10h ; à poids égal, notre stockage hydrogène nous donne 6 jours d’autonomie énergétique ! Nous avons donc besoin de toutes ces sources d’énergie pour effectuer de longues distances, comme la traversée du Pacifique par exemple… 

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Quel parcours avez-vous fait depuis votre départ en 2017 ? 

En 2017, le catamaran et ses technologies embarquées étaient enfin prêts ; le navire a été baptisé le 27 juillet 2017 à Paris avant de se lancer dans un tour de France. En 2018, nous avons réalisé un tour de la Méditerranée et en 2019, un tour d’Europe du Nord avec une navigation historique jusqu’au Spitzberg. En 2020, malgré les complications liées au COVID, nous avons tout de même réussi à effectuer notre première transatlantique pour rejoindre les Caraïbes, filer jusqu’aux Bahamas avant de terminer l’année en Guyane où nous avons un partenariat avec le CNES. En février 2021, nouveau départ de Martinique : passage du canal de Panama, escale aux Galápagos pour tourner des documentaires, navigation jusqu’à la Californie – Long Beach, San Francisco – avant de traverser le Pacifique jusqu’à Hawaï. 

Au départ, nous étions invités pour l’ouverture des JO à Tokyo mais le COVID est passé par là et nous avons dû trouver une terre d’accueil : Nouméa. En effet, nous avions besoin de gérer nos pièces de rechange, faire une relève d’équipage et régler quelques détails techniques. A ce titre, nous remercions chaleureusement le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie de nous recevoir à Nouméa : ça nous a enlevé une belle épine du pied ! 

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Pour combien de temps allez-vous rester dans notre belle marina ? 

Nous resterons sans doute jusqu’à mi-septembre ce qui va nous permettre de réaliser les maintenances systèmes, de relever l’équipage mais également, pour notre équipe de production, – « mediaman » et scientifique – d’aller à la rencontre des porteurs de projets de développement durable locaux qui s’engagent à leur niveau pour accélérer la transition énergétique. Notre objectif global est de trouver des solutions de manière optimiste plutôt que de rester sans rien faire. 

Dans ce contexte, nous sommes donc un bateau-laboratoire qui teste des technologies dans des conditions extrêmes – air salin, humidité, température, mouvements de plateformes… ; si ça fonctionne sur un bateau, c’est que ces modèles peuvent fonctionner partout ! Ces solutions sont donc facilement transposables, notamment dans des environnements isolés comme les îles ou des villages reculés. Notre modèle énergétique ne requiert pas d’infrastructures lourdes car le système est facilement installable localement. 

“Hey la team, j’aperçois un dugong !” © Energy Observer Productions – Mélanie De Groot

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Parle-nous de l’équipage : qui le compose et comment ont été sélectionnés ces convoyeurs ? 

Nous avons choisi des profils « multitâches » car nous avons deux types d’équipiers : des marins professionnels et des producteurs d’images et de contenus. 

Pour les marins, nous sommes quatre ou cinq personnes : le capitaine, Officier de la Marine Marchande qui est aussi mécanicien ce qui permet de seconder l’ingénieur système présent à bord. Notre bosco s’occupe, pour sa part, de l’entretien extérieur mais c’est aussi un pilote de drone et le préposé à l’intendance. 

La quatrième personne a un profil scientifique : nous avons une personne spécialisée en biologie marine et une autre experte en énergies renouvelables. Quant au cinquième équipier, c’est une journaliste reporter d’images (JRI) qui est en charge de raconter notre histoire et de l’illustrer avec des photos et des vidéos, bref, elle s’occupe de toute la production d’images autour du projet ; c’est également elle qui va à la rencontre des porteurs de projet innovants lors de nos escales. 

Lorsqu’on tourne des documentaires, c’est toute une équipe technique spécialisée dans les tournages qui nous rejoint ; en tout, on peut être jusqu’à 10 ou 11 personnes à bord.

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Peux-tu nous parler de ces nombreuses technologies embarquées sur le bateau ?

Commençons par la partie énergies renouvelables ; nous disposons de trois types de panneaux solaires et de la capacité de faire de l’« hydraulien » grâce à nos OceanWings®, des ailes de propulsion rigides verticales qui sont 1,7 fois plus performantes qu’un jeu de voiles standard. Ces innovations sont directement gérées par un ordinateur qui récupère les informations des capteurs anémomètres et qui effectue les réglages optimaux pour générer de l’énergie. Lorsqu’on a suffisamment de vitesse, nos moteurs de propulsion électriques deviennent ainsi des générateurs : on fait ainsi de l’hydro-génération grâce à ces ailes. 

Nous avons également la possibilité de produire nous-mêmes de l’hydrogène pour suppléer à ces énergies intermittentes qui dépendent du vent et du soleil. Il est produit directement à partir de l’eau de mer. On aspire l’eau de mer avant de la faire passer par trois étages de désalinisation : eau potable pour tous les besoins courants du bord, puis de l’eau pure, et enfin « dé-ionisée ». Après ce troisième niveau, on casse la molécule d’eau par électrolyse ce qui permet d’obtenir de l’oxygène et de l’hydrogène. L’oxygène est relâché dans l’atmosphère pendant que l’hydrogène est comprimé à 150, puis 350 bars et stocké dans des bouteilles prévues à cet effet. Lorsqu’on en a besoin, on démarre donc notre pile à combustible pour produire de l’électricité et de la chaleur.

Energy Observer est actuellement en escale à Nouméa, Port Moselle, Ponton A © Energy Observer Productions – Mélanie De Groot

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Quels sont les « ratios » de ce mix énergétique pour faire fonctionner le bateau ? 

Actuellement, le solaire représente entre 30% et 40% de la production d’énergie. Les ailes permettent d’optimiser l’usage des moteurs à propulsion et donc de faire des économies d’énergie qui représentent environ 50% des dépenses énergétiques. L’hydrogène, le prolongateur d’autonomie, est utilisé entre 10% et 15% du temps.  

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Quel bilan énergétique avez-vous pu tirer de la traversée du Pacifique ? 

En 25 jours, nous avons parcouru 3660 milles, soit environ 6200 kilomètres à une allure moyenne de 5,6 nœuds. Nous pensions faire encore mieux mais la mer était assez formée et le bateau avait du mal à donner tout son potentiel… Nous naviguions autour de l’équateur avec pas mal de nuages donc les ailes nous ont vraiment permis de suppléer les panneaux solaires et d’économiser de l’énergie, je dirais environ 50 %. Pas évident à traverser le Pacifique sud ! On a même cassé un panneau solaire lors d’une tempête avec cinq mètres de houles entre les Fidji et Nouméa… 

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Quelles sont les dernières innovations embarquées sur le catamaran ?

Chaque hiver, nous faisons un arrêt technique pour optimiser le navire et les technologies à bord ou en tester d’autres. La dernière technologie à avoir été intégrée au catamaran, en janvier 2020, est une pile à combustible de 80 kw/h dernier cri, développée par EODev, notre filiale industrielle et Toyota. Nous l’avons optimisée et « marinisée » pour éviter les problèmes de « stop sécurité » et elle remplace depuis lors notre ancienne pile de 25 kw/h, un prototype du CEA qui datait de 2014.  

Nos ailes « Ocean Wings® » nous ont permis de réduire notre consommation d’énergie de 40% à 50% sur la propulsion ; tout est automatisé et embarque de l’intelligence artificielle : il n’y a rien à toucher, simplement à suivre la production via l’écran tactile central. 

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Comment stockez-vous le surplus d’énergie produite ?

Nous avons deux modes de stockage à bord ; le premier, à court-terme (environ 12h), provient de nos batteries lithium-ion 400 volts. Elles nous donnent peu d’heures d’autonomie mais, lorsque nous sommes à 100% sur ces batteries, nous produisons de l’hydrogène qui sera stocké à long terme dans nos bouteilles d’hydrogène

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Au niveau de votre mission « sensibilisation », quel ressenti avez-vous et quel bilan pouvez-vous en tirer ?

De ce que j’ai vu depuis le début, et à travers la vision réaliste qui m’habite, notre impact est d’abord inspirationnel : montrer que les solutions pour répondre à l’urgence climatique existent et fonctionnent. Nous avons permis aux gens de comprendre que ce mode de fonctionnement énergétique n’était en rien une utopie mais qu’il marchait réellement ! Cela a notamment permis de lancer de nombreux projets associés à la transition énergétique

Et hop, une Tour Eiffel verte d’hydrogène ! © Energy Observer Productions – Antoine Drancey

On présente également notre projet aux « officiels » pour essayer de leur insuffler l’envie de faire la même chose ; on parle souvent d’économie alors que nous sommes déjà au point écologique de non-retour et qu’il s’agit en réalité de parler, non plus d’argent, mais de nos santés, de notre planète et de ce qu’on veut transmettre aux générations futures. C’est aussi le sens qu’on donne aux conférences que nous faisons dans les écoles et universités : les solutions existent ! 

Nous avons également un village itinérant avec une exposition qui nous suit sur de nombreuses escales mais nous ne l’aurons malheureusement pas en Calédonie. Le seul événement que nous avons pu organiser depuis un an et demi, c’était à Paris où le reste de l’équipe a réussi à alimenter la tour Eiffel grâce à de l’hydrogène renouvelable !  

Globalement, j’ai l’impression qu’il y a une réelle prise de conscience mais qu’il va falloir prendre des décisions politiques pour guider les industriels dans cette transition énergétique… Certains pays bougent vite, même sans fort appui politique : les gros acteurs économiques californiens en sont une illustration. 

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Quelles initiatives GreenTech t’ont marqué dernièrement ? 

Les initiatives hydro-électriques des Norvégiens sont vraiment impressionnantes ! Les barrages sont « responsables » et ne noient pas la végétation ou la faune car ils creusent des tunnels à travers la montagne pour faire passer les flux d’eau mais ce sont des innovations coûteuses à mettre en œuvre. 

On pourrait aussi parler des innombrables maisons équipées avec des toits solaires vraiment efficaces, il faut éviter le stockage à court-terme sur batterie et plutôt apprendre à maîtriser sa consommation jour / nuit mais on peut aussi redistribuer le surplus sur le réseau afin d’alimenter d’autres bâtiments par exemple. 

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Des anecdotes à partager au cours de vos navigations ? 

Lors de notre dernière navigation, les vagues étaient tellement grosses qu’elles ont broyé l’un de nos panneaux solaires posé sur le pont : plié en deux ! Cette année, nous en avons cassé quatre, trois dans le Pacifique Nord et donc le dernier dans le Pacifique Sud. En 41 000 milles nautiques depuis 2017, le catamaran en a pris des tempêtes… 

Autre petit sujet d’angoisse : on s’est retrouvé dans de gros orages, avec des éclairs partout et, lorsque tu navigues avec un bateau embarquant autant de technologie et d’électronique, il vaut mieux ne pas prendre la foudre ! Vivement que l’on arrive à capter l’électricité des éclairs !

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