Comme nous l’avions récemment constaté en allant à la découverte du Fonds Interprofessionnel d’Assurance Formation (FIAF NC), le secteur de la formation professionnelle n’échappe pas à la révolution digitale qui continue de gagner du terrain en Nouvelle-Calédonie. Dans ce contexte, concevoir des contenus pédagogiques innovants et qui mettent à profit l’outil numérique devient un enjeu de taille, aussi bien pour les organismes de formation que pour les entreprises. Nous sommes donc allés à la rencontre de Mehdi Mahroug, un expert en la matière, qui a créé en Nouvelle-Calédonie la société iLearn. Avec cette structure innovante, Mehdi familiarise le Caillou avec les notions de « digital learning« , de « blended learning » ou encore de « serious game« .
__
Salut Mehdi et bienvenue sur NeoTech ! Tu es le fondateur d’ iLearn, une startup qui « apporte des technologies innovantes à la formation professionnelle ». Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Bonjour NeoTech et merci pour cette interview ! Partons du constat que la formation traditionnelle, c’est un professeur ou un expert dans une salle qui dispense un enseignement à des apprenants qui écoutent. C’est ce qu’on appelle la formation descendante. En fondant iLearn, ma volonté était de me démarquer de ce format traditionnel pour proposer des solutions d’apprentissage différentes.
En effet, l’andragogie – la science de l’éducation pour les adultes – nous apprend que c’est la multi-modalité qui favorise l’apprentissage. Les recherches montrent ainsi que plus les situations d’apprentissage sont variées – tant dans les supports que dans les exercices proposés – plus l’ancrage des connaissances va être efficace.
Ainsi, la multi-modalité est à la base de la réflexion de la formation digitale. En ce sens, iLearn propose une ingénierie pédagogique utilisant plusieurs types de supports digitaux. Ces enseignements se font à distance, ce qui rend notre startup assez innovante sur le territoire.
__
Comment en es-tu venu à créer ta société et à entreprendre autour de la formation professionnelle ?
Mon parcours est un peu atypique car je suis kinésithérapeute de formation. Diplômé en 2013 en métropole, je m’intéresse alors au domaine du e-sport – encore assez marginal à cette époque – que j’intègre justement en tant que kiné pour certaines équipes.
Avec beaucoup de travail et beaucoup de rencontres, je parviens à exercer mon métier dans des équipes qui participent à des compétitions nationales et internationales, notamment sur le jeu « League of Legends ». Je partage alors mon expérience sur Facebook, à travers un post à destination de mes confrères… et je me rends compte que mon parcours intéresse beaucoup de personnes !
Je me suis retrouvé face à des centaines de messages privés me questionnant sur différents aspects de cette expérience et, de là, me vient l’idée de proposer une formation sur le thème de l’accompagnement santé d’un joueur de e-sport. Le premier stage a lieu sur trois jours et connait un franc succès. De fil en aiguille, j’en ai dispensé d’autres en réfléchissant parallèlement à transposer ces formations sur un support digital qui me permettrait de les assurer à distance.
Comme je n’avais pas la maitrise de l’outil, j’ai commencé une nouvelle formation : un bachelor en Digital Learning Design. C’est pendant ces années d’études que j’ai découvert que l’ingénierie pédagogique, bien conçue et réfléchie en amont des formations, pouvait rendre toute transmission d’apprentissage intéressante, utile et durable. J’ai obtenu mon bachelor et j’ai pris le virage de la formation numérique.
L’année dernière, à mon arrivée sur le Caillou, j’ai eu envie de continuer dans cette voie et je me suis positionné sur un appel d’offres. Je l’ai remporté et la société iLearn est née.
__
« E-learning », « blended learning », “gamification”, “mobile learning”, “micro-learning”, “social learning”, “digital learning” (…) sont autant de nouveaux formats de formation. Peux-tu définir chacun de ces termes en une phrase et nous expliquer en quoi ils consistent ?
Commençons par les termes « digital learning » et « e-learning » puisque la confusion est souvent faite : quand on parle de « digital learning », on parle simplement de l’utilisation du digital dans une formation. Si vous utilisez votre portable pour faire un quizz, vous êtes dans une situation de « digital learning ».
En revanche, le « e-learning » est une situation d’apprentissage à distance. Vous suivez une formation en distanciel, soit de façon synchrone – où tout le monde est connecté en même temps – soit asynchrone et donc de manière souvent autonome avec des ressources disponibles en permanence sur une plateforme en ligne.
Le « blended learning » est un format que j’apprécie beaucoup : c’est de la formation hybride. On peut avoir une partie de la formation en présentiel et une partie en distanciel.
La « gamification » vient du mot anglais game, « jeu ». Le principe est donc d’avoir recours à la ludicité pendant une situation d’apprentissage. Je l’utilise beaucoup dans mes formations pour rendre attrayante une situation d’apprentissage. Pourtant, il faut faire attention avec cet aspect ludique puisque l’objectif premier n’est pas le divertissement, mais bien l’acquisition de connaissances.
Le « mobile learning », c’est avoir la possibilité d’accéder aux contenus pédagogiques depuis son smartphone ou sa tablette. L’apprenant peut donc les consulter n’importe où et n’importe quand. Dans ce monde où les salariés bougent beaucoup, c’est un format assez pratique.
Le « micro-learning » c’est mettre à disposition des contenus courts, voire très courts. En revanche, pour moi, il est difficilement imaginable de faire une formation 100% « micro-learning » puisque les connaissances sont trop décomposées pour s’ancrer durablement. Il est préférable d’alterner les formats et les situations.
Enfin, le « social learning » consiste à proposer des situations d’apprentissage dans lesquelles les apprenants sont en relation et travaillent ensemble. Ce n’est pas parce qu’on est en formation à distance que l’entre-aide et le travail de groupe n’ont pas leur place, bien au contraire ! Cela peut stimuler la motivation, créer du lien et faciliter un apprentissage plus rapide. Je travaille encore avec des personnes rencontrées lors de situations de « social learning » et avec lesquelles j’ai créé des liens forts.
__
Quels sont les préceptes d’ingénierie pédagogique sur lesquels tu t’appuies pour concevoir ton offre de formation ?
Je passe par une méthode nommée « ADDIE » : Analyse, Design, Développement, Intégration et Évaluation. Quand un client me demande de mettre en place une formation, la première phase est essentielle : il faut absolument que je comprenne les besoins du client, son sujet, ses enjeux…
Il y a donc cette première phase d’échanges avec le commanditaire durant laquelle je détermine les compétences que les salariés doivent acquérir. C’est durant cette phase qu’on définit ensemble les objectifs pédagogiques.
La phase d’après est la phase « design », c’est-à-dire la conception de toute l’ossature de la formation. Elle consiste à définir toutes les étapes que doivent suivre les apprenants pour arriver aux compétences définies. On imagine le nombre de modules et on constitue notre « logique » d’apprentissage.
Puis une fois que ce parcours est imaginé, on va passer à la phase de production des contenus : les écrits, les images, les vidéos, les quizz, les activités ou autres étapes d’évaluation … Nous intégrons ensuite ces contenus sur une plateforme adaptée. Il s’agit donc de les mettre en ligne afin de les rendre disponibles pour les apprenants.
La dernière étape, enfin, est celle de l’évaluation. Elle peut se faire à plusieurs moments : juste après la mise en ligne – s’il y a des choses à corriger ou qui ne fonctionnent pas – ou bien plus tard. L’avantage du « e-learning », c’est que le feedback peut être instantané grâce à la data. Il est donc possible de corriger très rapidement un contenu qui ne fonctionnerait pas et de le remplacer par autre chose. Ainsi, les retours peuvent se faire à chaud, mais aussi à froid : retours d’expérience des clients, des apprenants et niveau de satisfaction de chacun…
__
Comment définirais-tu la transition numérique du secteur de la formation professionnelle et quel regard portes-tu sur son avancement en Calédonie ?
Les phases de confinement ont eu le bénéfice de permettre à beaucoup de professionnels de se questionner sur leur métier, sur leurs compétences, voire sur leurs envies de se former à autre chose. Pour le domaine du « e-learning », cela a été extrêmement vertueux puisqu’il y a eu une prise de conscience sur les formations à distance : c’est possible et ça fonctionne ! C’est à ce moment-là que mon activité a pris de l’ampleur en métropole.
Pour ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, je pense que le mouvement a été moins marqué, notamment parce que l’offre digitale est moins présente. La prise de conscience est tout de même là mais les supports utilisés sont classiques : la pédagogie est encore descendante et, généralement, les formations existantes en distanciel se font via l’outil Zoom. On est loin d’exploiter toutes les possibilités offertes par le numérique !
Pourtant, il y a quelques acteurs que j’ai rencontré qui ont très envie de développer ce type de formations, d’aller de l’avant en digitalisant leur offre. Je suis très optimiste, je sens que quelque chose est en route en Nouvelle-Calédonie et qu’on est en train de faire tomber les idées reçues ainsi que les barrières ! Quand le territoire aura atteint la maturité numérique nécessaire, la formation professionnelle et le numérique iront naturellement de pair.
__
Quelles sont actuellement les formations les plus demandées sur le territoire ?
Il y a beaucoup de formations dans le domaine de la sécurité pour les entreprises et dans l’industrie bien sûr. Quelques formations sont également proposées pour développer les « soft skills » : management et gestion d’équipe, animation de réunion, prise de parole en public, méthodes de travail… Ces demandes restent toutefois marginales sur le territoire calédonien, l’opérationnel étant favorisé pour répondre à des contraintes réglementaires.
__
Le développement du secteur du numérique et des emplois associés est un enjeu économique pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ; en quoi la formation distancielle permet de répondre à cette problématique ?
Les entreprises en Nouvelle-Calédonie ont un vrai besoin de main-d’œuvre qualifiée, compilé à une difficulté pour faire monter leurs propres salariés en compétences. Le frein principal, c’est justement le manque de contenu formatif et des connaissances pour les dispenser. La formation initiale dans le numérique est assez pauvre. Quand un jeune veut se former, il part en métropole. Malheureusement, nombreux sont ceux qui ne reviennent pas au pays par manque d’attractivité du marché.
Pour atténuer ce frein, la formation distancielle est une merveilleuse solution à cette problématique. Les apprenants peuvent avoir accès à un catalogue de milliers de formations ! En les suivant en distanciel, ils apprennent de nouvelles pratiques et compétences qu’ils vont pouvoir eux-mêmes transmettre au sein de leur entreprise. L’apprenant devient tuteur : on entre alors dans un cercle vertueux ! Mais pour l’heure, il faut encore convaincre… Le meilleur moyen est de proposer du « blended learning » pour que les Calédoniens s’adaptent progressivement au distanciel.
__
Comment conçoit-on une formation « sur-mesure » pour une entreprise ?
C’est un travail d’aller-retour constant entre l’entreprise et nous ! La première phase, pour elle, est d’identifier exactement son besoin de formation. C’est un travail à faire en amont mais nous accompagnons le client dans cette phase d’analyse. À la fin de cette mise au point, nous allons produire une note de cadrage qui correspond à un scénario général : on définit ensemble le nombre de modules, leur contenu général et les objectifs pédagogiques associés à chacun.
Une fois validé, nous proposons un scénario détaillé qui va « zoomer » un peu plus sur ces contenus. Ensuite, nous allons constituer un « storyboard » général : écran par écran, le commanditaire voit exactement ce que l’apprenant fait, voit, ou entend à chaque étape. Il sait tout ! Ce qu’il y aura comme textes, comme audio, comme vidéos, la durée, la couleur… Ce n’est qu’une fois que ce travail d’aller-retour est terminé que nous passons dans la production des modules.
__
Un dernier mot ou une dernière actualité à partager avec nos lecteurs ?
Nous avons la volonté d’installer en Nouvelle-Calédonie la formation en 100% distancielle, mais sans être pour autant 100% asynchrone. J’ai l’ambition de laisser les apprenants en autonomie tout en leur assurant un accompagnement de qualité dans leur parcours. Il est très important pour moi de leur montrer qu’ils sont aussi soutenus et guidés dans leur formation.
J’ai donc passé un partenariat avec « OpenClassRoom » (1ere plateforme européenne de « e-learning ») pour distribuer leur offre sur le territoire calédonien. L’idée est de proposer des formations à distance sur les métiers du numérique tout en permettant à l’apprenant d’avoir un mentor-métier pour l’accompagner du début de la formation jusqu’à la certification.
Nous avons lancé une expérimentation avec le FIAF dans ce sens : nous avons collecté des candidatures de personnes qui voudraient se former à ces métiers, afin qu’ils testent en conditions réelles ce parcours de formation. Les dix apprenants auront un mentor en métropole et un tuteur pédagogique sur le territoire. Le mentor va proposer des exercices qui seront résolus par l’apprenant : c’est à ce moment là que le tuteur peut intervenir pour ne pas laisser le laisser seul.
Les résultats seront également évalués par d’autres mentors en métropole. Ce chemin sera poursuivi jusqu’à la certification et clos par l’obtention d’un diplôme niveau maitrise, licence ou enregistré RNCP (Répertoire national de la certification professionnelle). On a hâte de commencer !
Pour vous inscrire à l’expérimentation, un petit clic par ici !
__