On parle de mixité dans la tech depuis des années… mais qu’en est-il vraiment en Calédonie ? Surprise : on n’en sait rien. Pas de chiffres, pas d’indicateurs, seulement une impression persistante que les femmes sont trop peu nombreuses. On a donc regardé de plus près et surtout, on a écouté celles qui vivent tout cela au quotidien.

__

Des chiffres qui font mal

Soyons honnêtes : personne ne tombe de sa chaise en apprenant qu’il y a peu de femmes dans la tech. Mais en Calédonie comme dans le reste du Pacifique, on ne peut même pas le mesurer : les chiffres n’existent pas. Rien. Le vide statistique. Pour tenter de comprendre l’ampleur du phénomène, on a regardé les données françaises. Et disons-le : elles ne rassurent pas. En 2023, seules 24 % des personnes travaillant dans les métiers numériques sont des femmes. À l’âge où l’on choisit son orientation, un tiers seulement des filles sont encouragées à aller vers la tech. Autrement dit, le vivier est réduit dès le départ. Et pour finir, un chiffre qui résume bien le plafond de verre : à peine 20,2 % des CTO — c’est-à-dire les directrices ou directeurs techniques, celles et ceux qui pilotent la stratégie technologique d’une entreprise — et 25,8 % des CEO sont des femmes.

Faute de données locales, impossible de dire si le Pacifique fait mieux ou moins bien. On observe donc ce qu’on a sous les yeux. Et ce qui apparaît clairement, c’est que plus on s’approche des lieux où se prennent les décisions — associations, clusters, boards — plus la présence féminine se raréfie. Là où la tech manque déjà de profils féminins, la gouvernance, elle, est presque désertique.

femmes
Elle pilote un écosystème d’innovation… mais même elle cherche encore où se cachent les femmes dans les boards. C’est Aurore Klepper, directrice de la French Tech NC. © Neotech

__

Gouvernance : l’engagement introuvable

« La charte de la French Tech demande officiellement une parité au board, mais on n’y arrive pas. Et je refuse de remplir les sièges juste parce que ce sont des femmes. Ce n’est bon ni pour la tech, ni pour elles. », Aurore Klepper, directrice de la French Tech Nouvelle-Calédonie

Dans les réseaux numériques du Pacifique, plus on monte dans les responsabilités, plus les femmes disparaissent. Déjà peu nombreuses dans les communautés, elles deviennent quasi invisibles dans les comités de pilotage, les bureaux associatifs ou les conseils d’administration. Pourquoi ? Un cocktail bien connu : charge mentale, horaires serrés, culture où les hommes occupent naturellement la place autour de la table, et aucune donnée pour comprendre ce qui bloque vraiment. Résultat : les organisations cherchent des candidates, mais très peu se présentent. Et quand l’une ose, elle se retrouve face à une concurrence masculine déjà installée.

En creusant, on réalise que ces obstacles externes ne suffisent pas à tout expliquer : beaucoup de femmes n’osent tout simplement pas se présenter.

femmes
Elle donne l’impression de tout maîtriser, mais elle est la première à dire que le syndrome de l’imposteur a essayé de squatter son bureau. C’est Eve Chiapello, 1re vice-présidente d’Open NC. © NeoTech

__

Autocensure et légitimité fragile

« Beaucoup de femmes ne s’estiment pas suffisamment légitimes ou compétentes, même lorsqu’elles le sont pleinement », Eve Chiapello, première vice-présidente du cluster Open NC.

L’autocensure est un bug persistant : même qualifiées, beaucoup hésitent à prendre leur place. Eve en a elle-même fait l’expérience. En arrivant en Calédonie, elle raconte avoir retrouvé confiance grâce à un environnement où certaines voix masculines l’ont soutenue : « Des hommes m’ont fait confiance, ont accueilli ma parole et l’ont portée. » Le talent est là, mais la confiance dépend du contexte. Quand il ne soutient pas, l’autocensure gagne. Quand il encourage, elle recule. Tant que cet environnement n’évoluera pas, des carrières continueront d’être freinées.

Et même pour celles qui osent, une autre barrière se dresse : l’accès à la formation.

femmes
Elle a déjà enchaîné plusieurs hackathons mais pour se former derrière, les portes coûtent souvent plus cher que son billet d’entrée. C’est Charlotte Da-Ros, communicante et technophile

__

Formation : des portes encore fermées

Charlotte Da-Ros travaille dans la communication, la photo et l’événementiel. Passionnée de tech, elle voudrait se former, monter en compétences, peut-être lancer un projet autour de l’IA ou de la data. Mais le terrain est semé d’obstacles.

« Dès que tu veux acquérir des compétences, c’est compliqué. Les formations sont chères, les dispositifs pas adaptés aux adultes, et en Calédonie, il n’y a pas assez d’offres pour se reconvertir. » Charlotte Da-Ros, communicante et technophile.

Paradoxalement, l’accès aux compétences est difficile pour tout le monde en Calédonie, mais ses effets touchent particulièrement les femmes, déjà minoritaires dans le secteur. Celles qui parviennent à passer la porte le doivent souvent à un alignement chanceux — un employeur, un financement, une opportunité. Pas une stratégie : une loterie.

Or, les conséquences dépassent les trajectoires individuelles : quand les femmes ne peuvent pas entrer dans la tech, c’est tout l’écosystème qui s’appauvrit.

__

Pourquoi c’est grave 

L’absence des femmes dans la tech n’est pas qu’un problème de diversité. C’est un frein direct à l’innovation. Quand la moitié de la population n’est pas là pour concevoir les outils, la moitié des besoins disparaît aussi. On crée alors des services pensés pour un public partiel. En Calédonie, où les usages sont très variés et les réalités territoriales multiples, cette absence pèse encore plus : elle crée des angles morts. C’est aussi un enjeu économique : la tech est l’un des rares secteurs en croissance. Ne pas y intégrer les femmes, c’est se priver d’un vivier de talents essentiel à la diversification. Et plus largement : on ne construit pas l’avenir avec les biais du passé.

Une fois qu’on a compris pourquoi la situation pose problème, reste la vraie question : comment on change les choses ?

__

Quels leviers pour faire évoluer la situation ?


On a posé la question à celles qui vivent le sujet de l’intérieur. Voici leurs réponses :

• Aurore Klepper : « C’est vrai qu’on a plus de programmes pour les femmes qu’auparavant, mais est-ce que ça les incite vraiment à se lancer ? Je ne sais pas vraiment répondre. Entre nous, on se demande souvent quels sont les bons leviers. » Les dispositifs existent, certes, mais ils ne transforment pas encore la réalité.

• Eve Chiapello : « Pourquoi pas des crèches qui ferment après 17 heures ? » Pour elle, le vrai frein, c’est la disponibilité. Tant qu’on ne la prendra pas en compte, les femmes resteront à distance des postes exigeants.

• Charlotte Da-Ros : « On a oublié que c’est une femme qui a inventé le premier programme informatique. On oublie toutes celles qui ont fait avancer la technologie. » Pour elle, le levier central est symbolique : rendre visibles les modèles, les parcours, les visages.

femmes
Ada Lovelace, première programmeuse de l’histoire : pour celles (comme Charlotte) qui rappellent à juste titre que tout a commencé… avec une femme

__

Alors, on fait quoi maintenant ?

On manque de chiffres, c’est vrai, mais on n’a pas besoin de statistiques sophistiquées pour voir que les femmes sont moins présentes dans la tech. Et ce que racontent celles qui y travaillent montre que le problème dépasse largement les questions pratiques : il est culturel, systémique, ancien.

Le problème, ce n’est pas l’absence de solutions : c’est qu’on ne sait toujours pas précisément ce qui coince. On a des pistes, des intuitions, des impressions partagées, mais aucun levier clair, aucune certitude sur ce qui ferait réellement bouger la ligne. Sans données locales, on avance un peu dans le brouillard, en observant plus qu’en mesurant.

Peut-être que le premier pas est simplement là : accepter que le problème est profond, complexe, et pas encore entièrement cartographié. Pour pouvoir ensuite, collectivement, commencer à le démêler.

__