Dans cette nouvelle série mêlant culture, technologie et souvent intelligence artificielle, Neotech passe au peigne fin les anticipations technologiques les plus inspirées et inspirantes du 7ème art. Replongez avec nous dans les films de science-fiction les plus aboutis de ces dernières décennies, pour confronter la vision de leurs auteurs à l’actualité contemporaine de la tech.
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Épisode 3 – L’obsession sécuritaire de la « Safe-City »
Nous l’évoquions précédemment dans notre article dédié aux villes du futur, ces mégalopoles « smart and safe » : en pleine crise sanitaire, certains réseaux de vidéosurveillance, notamment en Chine, ont servi à vérifier le bon port du masque et à appliquer des amendes en conséquence. Lorsque l’on additionne pêle-mêle sécurité, reconnaissance faciale, anticipation technologique et cinéma, la vidéothèque de Neotech vous donne le résultat : nous revoilà plongés en plein « Minority Report » (2002), adaptation spectaculaire du roman éponyme de Philip K. Dick, signée Steven Spielberg et portée par l’inévitable Tom Cruise.
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Une anticipation soignée
« Minority Report » est un film d’anticipation qui compose à la fois avec des éléments d’une dystopie et d’une utopie. Le film livre une vision d’un futur proche plus précisément décrit que dans la nouvelle dont il est adapté. Le cadre de l’intrigue est celui du Washington de 2054 où des êtres mutants, les Précogs, peuvent prédire les crimes à venir grâce à leur don de préscience. Une police spéciale, baptisée Précrime et à laquelle appartient le personnage principal John Anderton, utilise ces prédictions pour arrêter les criminels avant même qu’ils ne commettent leurs méfaits. Spielberg mêle ainsi son appétit pour la science-fiction avec son amour pour le film noir d’époque.
Dans une interview donnée à la veille de la sortie du film, le réalisateur déclare : « ll ne me semblait pas nécessaire de réinventer la société pour décrire celle qui nous attend dans un demi-siècle. Il m’a semblé judicieux de réunir des cerveaux en technologie, en environnement, en criminalité, en médecine, en santé, en services sociaux, en transport, en cybernétique ». Qu’à cela ne tienne ! Sont alors convoqués, au côté du réalisateur, quelques-uns des plus grands cerveaux d’Amérique. Un seul artiste est invité dans ce panel, mais pas le moindre, le romancier canadien Douglas Coupland, dont l’oeuvre passionnante mêle réflexions sur la technologie (Microserfs), description intime des travers de la société américaine (Génération X, Shampoo Planet) et rares incursions dans le domaine de la science-fiction (Girlfriend in a Coma). À ses côtés : le fondateur de la revue « techno-utopiste » Wired (Kevin Kelly), un designer automobile (Harald Belker), un spécialiste de la recherche biomédicale (Shaun Jones), un urbaniste (Peter Calthorpe), un architecte (Neil Gershenfeld, professeur et doyen du MIT), un pionnier de la réalité virtuelle (Jaron Lanier) et quelques scientifiques de renom.
Le résultat est visuellement très raffiné, soutenu par une intrigue complexe qui préfigure une société urbaine ultra-informatisée, dominée par les machines et dans laquelle les possibilités de l’humain semblent ne pouvoir s’exprimer que dans les interstices (la Zone) produits mais pas délaissés par ce monde hautement quadrillé. Le film aura d’ailleurs prédit quelques innovations technologiques apparues les années suivantes : avènement des interfaces tactiles, écrans publicitaires intelligents…
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La sécurité au détriment de la liberté ?
Au-delà de cet aboutissement formel, le fond est également édifiant : le film pose clairement que l’idéal sécuritaire est une idéologie folle dont la mise en œuvre tue plus sûrement les libertés individuelles qu’elle n’abolit le crime. La cité du futur est parcourue par un réseau dense de scanners rétiniens qui permettent d’identifier chaque individu. L’œil y est, si l’on veut, l’équivalent de l’empreinte génétique d’aujourd’hui. À la différence que l’identification est mobile, délocalisée dans une multitude de lieux publics (rues, transports, galeries marchandes). Il devient dès lors possible de personnaliser les messages publicitaires réverbérés sur les écrans qui peuplent la ville… Une scène montre ainsi une surface de magasin sur laquelle une souriante hôtesse holographique interpelle Anderton, détecté par un scanner optique, pour lui proposer une bière irlandaise. L’oeil est surtout le support d’une surveillance inouïe : les scanners permettent d’épier les gens dans tous leurs déplacements, de les localiser et de les identifier.
Recherchant Anderton dans la fameuse « Zone », les agents de Précrime lancent des spyders, des sortes d’araignées-robots autonomes qui ressemblent à un œil sur pattes d’acier. Dénichant tous les habitants détectés grâce à des thermoscanners, ces robots flashent leurs yeux afin de les identifier. L’œil est donc la carte d’une identité géolocalisable en permanence qui place à tout moment chaque individu sous contrôle. Cette scène des spyders est indéniablement l’une des plus réussies, et nous fait ressentir quasiment physiquement l’horreur du contrôle. De quoi nous rappeler la phrase de Michel Foucault qui, dans Surveiller et Punir, évoquait le besoin d’ « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir ». De quoi aussi nous interroger sur certaines politiques aujourd’hui appliquées à nos espaces publics ?
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La « safe city » : souriez, vous êtes filmés !
C’était l’année dernière à Marseille. L’adjointe au maire déléguée à la sécurité, Caroline Pozmentier, dressait les contours de « l’observatoire big data de la tranquillité publique », une plateforme dédiée au croisement des données, développée par Engie pour 1,8 millions d’euros. Pozmentier déclarait alors : « La safe city n’est pas la ville sécuritaire qui surveille. C’est une ville en capacité d’établir une alliance entre les hommes et les nouvelles technologies au service des politiques publiques. ». En France, comme à l’étranger, de plus en plus de collectivités décident de répondre aux enjeux de sécurité en se transformant en « safe-cities », déclinaison sécuritaire des « smart-cities », et se lancent dans l’expérimentation de nouvelles technologies, notamment à des fins de surveillance de l’espace public.
Les acteurs privés co-construisent l’espace urbain en transformant ces villes en laboratoires à ciel ouvert, non sans susciter des inquiétudes sur les questions de protection de la vie privée et des données personnelles. Un rapport de l’ »Observatoire de la vie connectée » estime que le marché mondial de la ville connectée devrait connaitre une croissance annuelle d’environ 20% sur la période 2020-2025 pour atteindre 3651,49 milliards de dollars en 2025. Et la safe-city porte actuellement le marché puisque le premier poste de dépense concerne la vidéosurveillance fixe, et le développement d’intelligences artificielles pour traiter les images collectées.
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Chine, le contrôle par la reconnaissance faciale
La surveillance par reconnaissance faciale acquiert un poids de plus en plus important en France, et a été notamment expérimentée lors du Carnaval de Nice. Mais, la palme d’or des technologies intrusives reste certainement propriété de la Chine. La quasi-totalité des gouvernements locaux y ont adopté une réglementation permettant leur banalisation, sans aucun garde-fou pour les libertés publiques. Plus de 176 millions de caméras de surveillance analysent quotidiennement les profils des passants et détectent leur âge, leur genre et alertent la police en cas de regroupement. Dans la plupart des grandes villes, les visages sont reconnus et enregistrés automatiquement à la volée. En cas d’infraction, les contrevenants sont directement invités à se présenter à un commissariat pour régler les amendes. Si un visage est ajouté sur une liste noire, il déclenche une alarme à chaque fois qu’une caméra le reconnaît. De façon plus triviale, un article du Monde du 9 décembre 2017 évoque les caméras qui équipent les toilettes publiques de Pékin, où ont été installés des distributeurs de papier toilette à reconnaissance faciale pour lutter contre les abus : pas plus de 60 cm toutes les neuf minutes pour une même personne… « Megvii » à Pekin et « Sensetime » à Hong Kong sont les deux sociétés chinoises qui contribuent massivement à la privatisation de la reconnaissance faciale, avec une croissance phénoménale : chacune est une « licorne » ayant dépassé le milliard de dollars de valorisation.
Exactement comme dans Minority Report… et pour les mêmes raisons : toujours cité par Le Monde, Li Meng, vice-ministre des sciences et des technologies affirmait fin 2017 : « En utilisant des systèmes et des équipements intelligents, on peut savoir à l’avance qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal. ». Le système se nomme Sky Net (une référence consciente à Terminator ?) et il aurait selon les autorités permis l’arrestation de plus de deux mille fugitifs.
Les sociétés commerciales profitent aussi de ces technologies, encore une fois comme dans Minority Report : il est déjà possible de payer dans certains supermarchés des groupes Alibaba et Carrefour via la reconnaissance faciale, sans moyen de paiement physique. En France, le dispositif Alicem, à l’essai, se propose de permettre l’accès à bon nombre de services publics en ligne via une identification par reconnaissance faciale…
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Vingt ans après Minority Report, la réalité a-t-elle rattrapé la fiction ?
Chaque oeuvre de science-fiction porte moins une vision du futur qu’un regard sur le contexte contemporain dans lequel elle s’inscrit. C’est aussi l’aspiration de Minority Report et, qui a vu le film à l’époque de sa sortie, en a gardé des images époustouflantes : la vision d’un futur qui paraissait alors impossible et glaçant ! Or, ce qui frappe aujourd’hui, c’est à quel point ce film d’anticipation a rejoint notre réalité bien plus tôt que prévu.
Au-delà des technologies de surveillance vidéo et de reconnaissance, Spielberg imagine une société où le crime serait condamné par avance à l’aide de la science. Partout dans le monde, depuis les attentats du 11 septembre, les politiques de tous bords ont réclamé la mise en place de systèmes de justice prédictive. En France, par exemple, il semble opportun à certains élus de proposer d’enfermer par précaution toutes les personnes fichées S (un classement administratif). L’état d’urgence de François Hollande a même permis d’imposer la rétention à domicile à durée indéterminée de personnes jamais condamnées, sans qu’elles puissent faire valoir leurs droits à la défense, et sans l’intervention d’un juge. La justification auprès des citoyens est la même dans Minority Report que dans le monde réel : « Garantir votre sécurité ».
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Les USA ne sont pas en reste…
Bien sûr, ici, il n’est nullement question de pouvoirs divinatoires ou de précogs hallucinés qui font la planche en pyjama dans un bassin au moment d’avertir la police sur les méfaits à venir. Mais les premières expérimentations de justice prédictive aux États-Unis sont bien devenues une réalité : des départements de police travaillent aujourd’hui avec des logiciels qui prédisent l’activité criminelle quotidienne par quartier en analysant les données des événements passés. Chaque jour, des patrouilles de police se voient remettre un rapport prédictif pour les inciter à patrouiller dans certains quartiers plutôt que d’autres.
Ainsi, la start-up californienne « PredPol » a développé un logiciel prédictif (basé sur le Cloud) qui produit des cartes de points chauds (Hot Spot) où les crimes sont susceptibles de se produire. Il utilise des algorithmes basés sur des données de différents rapports de la criminalité, ainsi que des études sociologiques sur le comportement criminel. Il devient alors possible de référencer les types de délits/crimes, le lieu, l’heure et le profil type du criminel, pour parvenir à une localisation de la production éventuelle de tel ou tel incident. PredPol se vante d’être à l’origine de baisses de de la criminalité pouvant aller jusqu’à 25% dans les quartiers où elle a été expérimentée.
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Minority Report, 2002 à 2022 : même combat ?
Minority Report nous apparait, vingt ans plus tard, comme une des visions les plus abouties de notre futur au cinéma. La qualité du travail d’anticipation réalisée en amont du film explique que de nombreux concepts et technologies, présentés de façon futuriste à l’époque, se sont révélés porteurs et sont aujourd’hui complètement intégrés à notre quotidien. Parmi les premiers Blockbuster à être sorti après les attentats du 11 septembre, nous y trouvons encore aujourd’hui une réflexion pertinente sur les dérives parano-sécuritaires que peuvent de plus en plus connaitre nos sociétés. « Pour vivre heureux, vivons cachés« … mais il faudra fermer les yeux !
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Fiche du film :
- Année de sortie : 2002
- Réalisation : Steven Spielberg
- Distribution : Tom Cruise, Colin Farrell, Max von Sydow, Samantha Morton.
- Synopsis : En 2054, la ville de Washington a réussi à éradiquer la criminalité. Grâce aux visions du futur fournies par trois individus précognitifs, les agents de Précrime peuvent écrouer les criminels juste avant qu’ils n’aient commis leurs méfaits. Mais un jour, l’agent John Anderton reçoit des précogs une vision le concernant : dans moins de 36 heures, il aura assassiné un homme qu’il ne connaît pas encore et pour une raison qu’il ignore.