Pour cette première étude de cas, publiée en deux parties, NeoTech a souhaité se pencher sur la transformation numérique d’une organisation et de sa DSI. A travers des rencontres et de nombreux échanges avec des collaborateurs de la CPS, à Nouméa et à Suva, cette étude de cas à pour objectif de répondre à la problématique : comment accélérer la transformation numérique de la Communauté du Pacifique ? Retour sur quatre années d’un travail acharné autour d’une vision précise : poser les bases à travers la modernisation des infrastructures digitales, former et embarquer l’humain dans cette transition numérique avant d’optimiser les process et systèmes.
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La Communauté du Pacifique (CPS) est la principale organisation internationale d’aide au développement du Pacifique basée sur deux campus : le siège de l’organisation à Nouméa et une antenne régionale à Suva, aux îles Fidji. La CPS est une organisation scientifique et technique composée de 26 États et Territoires qui œuvre au bien-être des Océaniens depuis sa création en 1947 et intervient dans plus de vingt secteurs d’activité en s’appuyant sur une compréhension fine des spécificités et des cultures des populations du Pacifique.
Composée d’environ 650 collaborateurs, elle est soumise, comme toute organisation moderne, aux changements technologiques et techniques et organise donc sa transformation digitale en accord avec ses bailleurs de fonds. Reposant sur des règles propres et un fonctionnement économique particulier, la CPS est un acteur novateur de l’écosystème numérique du Pacifique.
NeoTech s’est donc intéressé aux actions de son département ICT (Information and Communication Technology) autour de la thématique suivante : la transformation numérique d’une organisation internationale. Cette étude de cas a été réalisée à travers le prisme d’échanges avec son directeur, Bas Berghoef, ainsi que certains collaborateurs de son équipe et a pour objectif d’expliquer concrètement comment s’est déroulée – et se déroule encore ! – cette transition vers un fonctionnement digitalisé.
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Contexte et définition
« Pour chaque organisation, la définition de ce qu’est la fameuse « transformation numérique » est différente. Dans notre cas, la priorité est de transformer et d’optimiser des systèmes grâce aux outils numériques pour créer de la valeur ajoutée ». C’est avec ces mots que Bas introduit sa vision de la transition numérique depuis son poste de Directeur des services d’information, qui comprend notamment le département « ICT », et qu’il occupe maintenant depuis plus de quatre années. Quatre années pendant lesquelles il aura notamment œuvré à la modernisation des infrastructures digitales, des systèmes et process mais aussi à la gestion de l’humain, chaînon primordial d’une transformation digitale réussie.
Aujourd’hui composé d’une petite trentaine de personnes, le département « ICT » est divisé en plusieurs services. Un manager global, Phil Hardstaff est secondé par un Bureau des Services (« Service Desk ») géré par Mary Driver. En charge des problématiques de maintenance informatique ou encore du système de conférence, ce service est au cœur des problématiques externes et internes et à récemment intégré un profil spécialisé dans la formation numérique des collaborateurs. Six autres personnes s’occupent pour leur part du « back office » et de l’administration réseau : gestion des softwares, des « Datacenters », des réseaux ou encore de la cybersécurité. Deux développeurs spécialisés travaillent quant à eux sur les différents systèmes informatiques des fonctions support : paie, finances, voyage, RH etc. Le dernier maillon du département est constitué d’un « Solution Architect Compliance ».
Afin d’illustrer le fonctionnement de ce petit monde et de leurs missions, prenons l’exemple de l’organisation d’une conférence internationale. La CPS dispose d’un savoir-faire avéré en matière d’organisation d’événements « physiques » ; réservations des vols et des hôtels, placement dans la salle de conférence, traducteurs et interprètes, déroulement des réunions et conférences sur plusieurs jours, cocktails, accueil de la presse…, cette partie événementielle est conçue comme une véritable horloge suisse et suit des processus calibrés et optimisés. Seulement voilà, l’apparition de la COVID chamboule cette organisation et la CPS se doit alors de numériser toutes les étapes de ces événements. La problématique de fond demeure la même mais son approche est radicalement différente : elle doit désormais être pensée à travers l’outil numérique qui nécessite également des compétences différentes et donc des profils différents. C’est tout l’enjeu d’une transformation digitale réussie.
Infrastructures digitales matures, la base de la transformation numérique
Quatre ans auparavant, lors de la prise de fonction de Bas à la CPS, le niveau de maturité des infrastructures digitales était assez bas : un budget de fonctionnement bien inférieur à la moyenne, une maintenance « break/fix », des pannes récurrentes de réseau, un matériel ancien et parfois défectueux, peu de talents « IT » disponibles, des retards de traitement des demandes et donc un faible taux de satisfaction des agents de l’organisation. Nombreux étaient d’ailleurs ceux d’entre eux qui travaillaient encore sur des ordinateurs fixes âgés de sept ou huit ans. Le constat devait être tiré : la CPS avait besoin de rattraper son retard technologique, de moderniser ses infrastructures digitales avant de penser à créer de la valeur ajoutée.
Première étape : dresser un état des lieux des forces et des faiblesses des infrastructures, prouver en interne puis à l’externe l’utilité d’une réforme en profondeur de leurs fonctionnements afin de trouver des financements auprès des bailleurs de fonds. Une logique de « full cost recovery » est alors mise en place ainsi qu’une stratégie centrée sur l’amélioration et l’optimisation du matériel et des services sur les quatre années suivantes.
Une fois ce plan d’action validé, l’équipe « ICT » en collaboration avec le service des finances, introduisent en interne la notion de « frais IT fixes », soit un montant déterminé de dépenses par agent de la CPS et par an. Ils convainquent alors ensemble les directions de chaque département de consacrer une partie de leur budget global à l’IT. A l’externe, c’est auprès des bailleurs de fonds qu’il faut trouver des financements en présentant les avantages, bénéfices mais aussi les coûts liés à cette optique de transformation numérique. Cette démarche se conclue sur la mise en place d’un budget « IT » annuel facturé à chaque département en fonction du nombre de ses collaborateurs.
Côté « Services », la mise en place d’un « Service Desk » permet alors de centraliser toutes les demandes grâce à l’outil de workflow « ServiceNow ». En parallèle, de lourds investissements sont réalisés pour améliorer la connectivité ; 15% du personnel de la CPS étant constamment en déplacement, on leur met à disposition des outils d’accessibilité aux documents et bases de données : Okta, Office 365, VPN sont alors installés dans les ordinateurs portables de chaque collaborateur.
Côté connexion, la mise de la fibre accélère la vitesse de connexion : x30 pour le campus de Suva, x25 à Nouméa, x50 pour les réseaux WiFi des deux lieux. Le matériel informatique fait également l’objet d’une amélioration : l’objectif est d’équiper rapidement tout le personnel d’un ordinateur portable à travers le remplacement de 150 à 175 ordinateurs par an sur ce cycle de quatre ans ; la maintenance devient ainsi proactive. Ce n’est qu’après avoir réalisé ce travail colossal, fin 2019, que le niveau de maturité des infrastructures digitales rend désormais possible l’optimisation des systèmes et des « bureaux de services ».
La dette technologique est donc rattrapée et le département « ICT » investit alors pour créer de la valeur ajoutée. Le système de vidéo-conférence est modernisé et devient l’un des plus performants parmi les organisations internationales. D’autre part, les scientifiques de la CPS ont actuellement passé plus de 200 000 heures sur le supercalculateur (HCP) néo-zélandais NeSI pour affiner et gagner en rapidité sur les traitements des données. Côté « Analyse Business », la simplification des processus d’Achats passe par une automatisation des systèmes et l’acquisition d’un ERP personnalisé pour ce faire. La mise en place d’un ECM (« Enterprise Content Management) permet par ailleurs d’automatiser les correspondances, les facturations et tous les outils de preuve d’activité (bon de commandes, devis etc.). On forme les collaborateurs a de nouveaux outils comme SharePoint afin qu’ils puissent travailler sur les mêmes plateformes et avoir un même niveau d’information.
« Les problématiques « IT » doivent d’abord être évoquées et réglées localement, dans les départements concernés. », ajoute Bas. « Ces problématiques et les solutions associées doivent être posées concrètement par les collaborateurs concernés sur le papier avant de penser à investir dans un outil numérique pour automatiser le fonctionnement spécifique. ». Quatre ans plus tard, à l’aube de 2022 les objectifs sont désormais atteints ; le budget de l’« IT » a quasiment doublé et est alors parfaitement équilibré, si bien qu’en 2020, le solde déficitaire s’élève à… 13 euros par rapport au prévisionnel calculé sur un budget global de 3,2 millions d’euros ! La politique de « Full Cost Recovery » est une réussite stratégique et politique qui ouvre de nouveaux horizons…
L’humain : freins, compétences et formation
Moderniser ses infrastructures est une chose. Embarquer les directions et leurs collaborateurs dans les projets « IT » en est une autre. C’est ici qu’entre en jeu le fameux « change management ». Parmi les freins recensés, Bas revient sur ce qu’il a longtemps considéré comme un échec : la mise en place d’un nouveau système RH et l’amélioration du système financier.
Deux projets abordés sans le volet humain : « voilà une erreur : les personnes concernées n’ont pas été questionnées et sensibilisées en amont des projets. Résultat : leur implication était faible et ils se positionnaient non pas à l’intérieur des projets mais à l’extérieur, en juges plutôt qu’en partie prenante. » Cet aveu d’échec managérial a bien failli coûter la vie de ces deux projets qui sont désormais finalisés et opérationnels mais qui ont pris beaucoup plus de temps à être digérés par les équipes. Prochain objectif : recruter un « change manager » spécialisé dans la conduite du changement.
Outre cette nouvelle façon de communiquer, pour casser ces freins humains, il faut également être en mesure de former les gens car « qui ne comprend, n’aime pas ». A ce sujet, la CPS s’est désormais dotée d’un formateur à temps plein spécialisé dans l’ « IT » pour accompagner les collaborateurs en fonction de leurs besoins et de leurs attentes. Il a également été mis en place un système de « formations au management de projet » basé sur une méthodologie spécifique et des « ateliers pratiques » accessibles aux développeurs d’outils numériques et d’applications qui permettent de standardiser les fonctionnements et d’avoir un seul et même accès aux codes.
En parallèle, des formations diplômantes et certifiantes, bien que coûteuses, sont proposées aux collaborateurs : formations SIG, formations ECM, formations à l’analyse de données, aux outils SAP, à la Gestion Électronique des Données (GED) sont autant d’outils théoriques et pratiques qui facilitent la transformation numérique globale de l’organisation via la montée en compétences des collaborateurs.
« Il faut générer de l’enthousiasme chez les collaborateurs, avant d’acheter les outils techniques : ils doivent être convaincus et embarqués dans le projet pour qu’il fonctionne. Ces formations sont faites pour ça. On part du besoin collaborateur à travers un atelier pratique pour écouter ses retours d’expérience et besoins puis on investit dans les bons outils. », résume Bas pour clore ce volet humain.
L’optimisation des systèmes, un objectif en évolution constante
Après avoir posé des bases saines côté infrastructures et capital humain, il est désormais l’heure de s’attaquer aux systèmes, tous ces processus qui varient et évoluent constamment. La transformation des systèmes nécessite en premier lieu une infrastructure digitale délestée de toute friction mais aussi des talents compétents capables de comprendre et de répondre aux projets portés par les départements.
La problématique est vieille comme le monde : d’un côté les théoriciens et de l’autre, les praticiens. Soit, experts scientifiques et experts techniques pour la CPS. Afin de répondre à cette problématique, la CPS a recruté des profils spécifiques capables de comprendre les problématiques scientifiques de chaque département et d’y apporter des solutions techniques. Ces profils ambivalents mais rares qui dépendent du département « ICT » passent pourtant 40% de leur temps opérationnel au sein des autres départements : la CPS a ainsi créé de véritables fonctions transverses autonomes et fiables capables d’optimiser ainsi les process spécifiques de chaque département.
L’une des illustrations de ce nouveau fonctionnement se situe dans la modernisation actuelle du système des Achats. Cette fois, pas question de reproduire les mêmes erreurs qu’avec le système RH par exemple. Ce projet a donc débuté par une analyse business en profondeur afin de comprendre et d’expliquer le workflow. Cinquante-huit collaborateurs ont ainsi été questionnés individuellement par le top management qui a ensuite impliqué une vingtaine d’entre eux dans la gestion et le suivi de cette modernisation du système.
Côté réussite, on notera l’implantation du système « vidéo-conférence ». Sur le même principe d’implication, toute une famille de technologies complémentaires a ainsi été réunie au cœur du projet et sert aujourd’hui à organiser des événement internationaux en plusieurs langues dans près de quarante pays différents. Ce système de pointe attise aujourd’hui la curiosité du département fédéral australien et des USA mais représente en premier lieu le succès global d’une équipe soudée. Là encore règne la preuve que l’humain est au cœur d’une transformation numérique réussie.
De nouveaux objectifs ont été fixés à partir de 2022 parmi lesquels la création d’un « Service Desk Universel » afin de rassembler les quatorze « bureaux des services » autour de celui de Mary Driver et d’en uniformiser le fonctionnement. Les fonctions supports de « Business Assistance » devraient également suivre le même chemin : l’assistance aux voyages, aux plongeurs, aux approvisionnements, au management, aux subventions, à l’ECM, à l’OHNS, assistance pendant les catastrophes naturelles doivent également faire l’objet d’une refonte de leurs systèmes afin d’être optimisés.
Dernier cheval de bataille de Bas : « J’aimerais que les directions prennent l’habitude de venir voir le département « ICT » à chaque fois qu’ils travaillent sur un projet pour un bailleur de fonds afin de savoir comment intégrer un volet technologique qui aiderait à l’optimisation du projet en lui-même. ». Là encore, l’humain se place au cœur de la question des systèmes…
Réussir sa transformation digitale interne pour mieux accompagner les États dans la leur
Si la transformation numérique interne de l’organisation est à ce jour une réussite (en cours), elle a également permis de tirer des leçons et un précieux retour d’expérience valorisable à l’externe. En effet, après le passage de la crise sanitaire de nombreux États et Territoires doivent désormais diversifier leur économie à travers des investissements dans les « fondations du numérique » qui permettraient de redynamiser certains pans de leur économie. Des pays comme l’Australie, la Corée du Sud ou encore la Nouvelle-Zélande ont bien compris ces enjeux et se penchent sérieusement sur le sujet.
Aussi, la transformation digitale des territoires du Pacifique passe en premier lieu par un degré de maturité équivalent dans chacun d’entre eux. Dans ce contexte, la CPS n’a aucune valeur ajoutée concernant les outils car le marché propose déjà des solutions adéquates. En revanche, le département « ICT » pourrait être utile pour accompagner les pays dans leur transformation numérique grâce à son expérience « personnelle » mais aussi à sa fine compréhension des enjeux locaux, économiques et politiques de chaque territoire. Pourquoi ne pas créer un RGPD du Pacifique ? Pourquoi ne pas développer des législations numériques compatibles entre chaque pays ? Ou encore des formations, diplômes et certifications reconnues sur chaque territoire ?
Dans ce contexte de transformation numérique globale, la CPS milite actuellement pour la création d’une nouvelle division qui aurait pour mission d’accompagner les États dans ces changements technologiques et se positionner, une fois encore, comme un formidable outil d’aide à la décision pour ses États membres. Cette nouvelle division, prévue pour 2024 avec un budget important pourrait ainsi accompagner de nombreux territoires dans l’accélération de leur transformation digitale en suivant un constat avéré : on ne peut pas transmettre son expérience mais on peut néanmoins en faire bénéficier les autres.
Le triptyque gagnant
A travers des exemples précis tout au long de cette étude de cas, nous avons réussi à prouver que la transformation numérique d’une organisation (internationale) repose sur trois aspects clés : la mise à niveau des infrastructures digitales, la gestion et la formation du capital humain et l’optimisation permanente des systèmes et autres processus. Ces trois piliers reposent ainsi sur deux niveaux de maturité : acquérir les bases ou les fondations nécessaires à l’intégration progressive du numérique à tous les échelons de l’organisation, puis aller plus loin en créant une véritable valeur ajoutée pour l’interne et l’externe.
Il ne faudrait néanmoins pas tomber dans le piège d’un modèle « scalable » et/ou « duplicable ». En effet, au moins deux facteurs externes majeurs interviennent dans la transformation digitale d’une organisation : le facteur temporel et les innovations technologiques.
L’exemple de la CPS nous montre bien que la transformation digitale d’une organisation n’est finalement jamais terminée parce qu’elle est intrinsèquement évolutive. En effet, que ce soit du côté des infrastructures, du capital humain ou des systèmes, rien n’est figé dans le marbre et, d’un jour à l’autre, tout peut être à (re)commencer. En outre, de nouvelles technologies plus rapides, plus efficaces etc. sont jour après jour disponibles sur le marché et rendent donc potentiellement caduques leurs aînées.
Cependant, en se retroussant les manches et en ayant une vision claire de la route à suivre, on peut tout de même rapidement réduire ses dettes technologique et humaine pour poser des bases saines avant de créer de la valeur ajoutée qui bénéficiera à tous les collaborateurs ainsi qu’à toutes les tierces parties. La CPS en est une belle illustration.